Momies de la mémoire

Imaginez une guerre éclair qui ravage tout sur son passage. Reste un homme qui brandit le retour à la vie. L’écrivain belge Vincent Engel épure son écriture pour s’adapter à ce héros steinbeckien. La mort versus un musée des êtres aimés. Qui sera le plus fort ?

« Bien que je sois docteur et professeur d’université, j’estime que rien ne vaut l’imaginaire, même s’il se nourrit du savoir.  » Vincent Engel est fertile en la matière, tant ce mille-feuille a toujours plusieurs livres en tête ou en chantier. Tel un palimpseste, il n’hésite pas à les réécrire ou à les mettre au placard pour les laisser mûrir. C’est le cas de ce roman étonnant, qui semble surgir des limbes. Il met en scène Dominique Hardenne, un simple d’esprit pris dans le tourbillon d’une guerre intemporelle. Tout est détruit autour de lui, y compris son infanterie, mais ce vaillant soldat refuse de baisser les bras. Obéissant à un aimant intérieur, il retourne vers son village natal. Sa famille et sa douce Nathalie auraient-elles échappé à l’anéantissement ambiant ? Digne de Pompéi, un spectacle spectral l’attend… Hardenne balaie néanmoins le chagrin en s’ancrant dans la renaissance de la terre et de l’imaginaire. Sursaut de survie ou funèbre folie ? Assurément, un requiem attachant, vivant et pertinent.

Le Vif/L’Express : Ecrire est-ce fixer le temps ?

Vincent Engel : Je dirais plutôt que c’est sortir du temps pour s’inventer d’autres temps. A travers l’écriture, j’explore des thèmes fondamentaux comme la construction de la mémoire. Elle est on ne peut plus proche de la fiction car c’est à partir de bribes que se mêlent nos besoins, nos envies et nos interprétations. Mes livres abordent aussi l’élaboration de l’identité et la place de l’individu dans la société. La question de la révolte est essentielle parce qu’elle fonde la dignité humaine. Dépouillé, ce roman intime rompt avec la veine romanesque de mes livres italiens. Il se demande si on peut vivre seul. Non, on finit toujours par s’inventer des autres, quitte à frôler la folie.

Cette histoire, sur fond de guerre, se veut-elle une piqûre de rappel  » comme si le siècle passé n’avait pas suffi  » ?

Peut-être… Mon père était juif. Pendant la guerre, il pilotait les avions de la RAF. Il aurait pu faire carrière à l’armée ou à la Sabena, mais il s’est retiré. Alors qu’il a perdu tous les siens, il ne parlait de rien. L’écriture m’aide à exorciser les doutes d’une génération, qui a grandi dans le spectre de la guerre. Celle-ci nous révèle, de manière très profonde, ce que nous sommes vraiment. Ce n’est qu’au pied du mur qu’on reconnaît un héros ou un lâche. Loin d’être apocalyptique, ce roman utilise la guerre comme prétexte historique. Il raconte la fable de Dominique Hardenne, confronté à la solitude du vivant et des morts. Digne d’Adam, cet homme de la terre est un sage, qui fait juste son devoir.

Face à un monde dévasté, peut-il faire de la nature son alliée ?

Vivre, c’est quelque chose de très animal. Mon héros rêve d’être un démiurge. Il veut recréer un monde, la vie et tout contrôler. Plutôt que de se tirer une balle, Dominique s’installe chez lui et sème des graines. Son bonheur est très primaire : un petit bout de terre, une maison, un potager. Or la nature se contrefout de nous. Autant elle nous est indispensable, cela lui est indifférent qu’on disparaisse de la surface de la terre. Ce roman évoque la mort et la renaissance en inversant l’ordre des saisons car c’est en hiver que la vie se prépare pour le printemps. Hardenne est un homme en guerre contre le réel. Camus écrit que  » le corps commence à vivre avant l’esprit « , mais lui préfère réfléchir, écrire et imaginer l’amour éternel.

 » Tant qu’il serait vivant, il n’échapperait pas aux morts.  » Nous appartiennent-ils ?

Puisque les siens sont décédés, Dominique prolonge leurs liens en devenant le dépositaire de leur mémoire. J’ai longtemps cru écrire contre mon père, alors que j’étais hanté par son deuil impossible. Que faire de nos morts ? Cette question m’obsède ! Les morts nous appartiennent et vice versa. L’imaginaire continue à les raviver. Ce n’est pas un poison, mais une force, sauf si on se noie dans le souvenir. Mieux vaut construire une mémoire tournée vers la vie. A l’instar de mon père, mon héros subit le poids du survivant. Grâce à la mémoire, il offre aux disparus les vies qu’ils ne pourront plus vivre. Cela rend son présent serein.

Que signifie pour lui  » redevenir un homme  » ?

Dominique est l’archétype de l’humain. Il affronte la guerre et la solitude en mettant de l’ordre dans le chaos. Sans doute est-ce un peu vain, mais c’est la seule manière de manifester de la dignité. Si lui réussit, peut-être que nous y arriverons aussi. Mon protagoniste est un aventurier de l’absurde, il n’y a ni espoir ni désespoir en lui. Etre un homme, c’est pouvoir se regarder dans le miroir. Assumant ses responsabilités, Hardenne va au bout de lui-même dans cette confrontation au monde.

Le Mariage de Dominique Hardenne, de Vincent Engel, éd. JC Lattès, 250 p.

KERENN ELKAïM

« Ce n’est qu’au pied du mur qu’on reconnaît un héros ou un lâche »

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