MICHEL DAERDEN, de Bacchus à Janus

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

A 62 ans, Michel Daerden a poussé le bouchon trop loin. Le socialiste liégeois affiche le profil intrigant d’un homme à deux faces. Au fêtard, ami de tous et buveur invétéré, répondent le génial financier, le fin manouvrier, le politique redoutable et redouté.  » Papa  » sous la loupe du profiling psycho-politique. Le choc de deux vies.

La voix pâteuse, le verbe traînant. Le regard qui décroche et passe sous la ligne de flottaison, comme écrasé par des paupières subitement trop lourdes. Le sourire qui n’en finit pas de s’étirer, béat. Michel Daerden (PS), l’apparence qui défraie la chronique. Une dégaine élevée au rang de phénomène, atypique dans les couches supérieures du biotope politique.  » Papa  » est bien autre chose qu’un pitre. Derrière la façade avinée d’amuseur public, l’animal politique prend le dessus sur le joyeux drille. Redoutable. Et redouté.

Daerden, un homme bourré… de paradoxes.  » Complexe « , a dit de lui Elio Di Rupo, alors président du PS, en guise de préambule au livre que Louis Maraîte a consacré à la  » Daerdenmania  » (1). Sans une vraie intelligence, il n’aurait pu prétendre à la longévité qu’il a eue au top de la politique.

Parcours parlementaire, carrière ministérielle, trajectoire maïorale, Michel Daerden a fréquenté toutes les allées du pouvoir : communal, régional, fédéral. Le Budget wallon et de la Communauté française, l’Emploi, les Pensions, les Infrastructures, les Transports, le Logement, la Politique scientifique sont un jour passés entre ses mains.

Le personnage vaut mieux que la caricature qu’il a contribué à forger. Où déceler le vrai Daerden ? Spécialiste en sciences de la communication à l’université d’Anvers, Christ’l De Landtsheer, secondée par le psychologue Pascal De Sutter (UCL), a usé du profiling psycho-politique pour tirer le portrait de  » Papa  » et classifier ses traits marquants (2). En puisant dans ses confessions publiques et dans le regard jeté par les autres sur le personnage.

Grave, docteur ? Daerden vu par la science comportementale a le profil-type de l’extraverti conciliant. Une personnalité en dents de scie , mais dominée par un mot-clé :  » l’approbation. Daerden veut absolument susciter le goodwill. Ce qui se traduit par sa boutade « Tout le monde aime Papa », qui revient à se considérer comme le père de chacun. « 

Indiscutablement jovial : 19 points

La marque de fabrique Daerden. Impossible de la lui contester. La jovialité émerge, loin devant les autres paramètres sur l’échelle des traits de caractère. A une dose qui n’est guère éloignée du stade dysfonctionnel retenu en science comportementale (fixé à 24 points).

Daerden prend place dans la galerie de personnes chaleureuses, qui éprouvent un grand besoin d’être entouré. Qui cherchent des sensations et l’agitation pour contrer l’ennui. Sa drogue : les gens. Il se shoote à la chaleur humaine. Il le répète jusqu’à plus soif, à longueur d’interviews :  » J’aime les gens. Et ils le sentent. Pauvres ou riches, jeunes ou vieux, humbles ou puissants. Wallons ou Flamands.  » Tous copains, sans distinctions.

Une expression fétiche accompagne les accolades à répétition.  » Tu es mon ami.  » Un amour du prochain parfois porté à un point tel qu’il agace, scandalise. Quand Daerden donne l’impression de surjouer pour dramatiser ou se mettre sous les feux de la rampe.

Sur ce terrain,  » Daerden est une vraie bête « , relève Christ’l De Landtsheer. Elle ne sommeille jamais en lui. Dopée par ce penchant prononcé pour la boisson. Daerden ne boit pas forcément beaucoup. Mais souvent. Et de manière généralement contrôlée. Le vin, adjuvant et facteur anti-stress. Le breuvage divin lui fait faire le grand saut vers la célébrité. Octobre 2006 : soûlé par son triomphe au scrutin communal, Daerden s’exhibe sous le regard de milliers de téléspectateurs. C’est la gloire. Elle le poursuit partout.

 » Papa  » fait un tabac à chaque apparition. Dans les tribunes du Standard de Liège, au carnaval de Malmedy, jeunes ou vieux, hommes et femmes l’entourent, l’ovationnent. Séances photo, bisous sur la joue. L’homme rayonne. Aux anges. Nage dans le registre de l’émotion.

Daerden, laconiquement croqué par l’ancien ministre et député Herman De Croo (Open VLD) :  » Par définition, Daerden est là où on peut s’amuser  » (3).

Sa réputation est faite.  » Le socialiste à la Porsche  » assume. Le bolide, comme le reste : les femmes, la boisson. Pour les besoins de la presse, il évoque sans honte le champagne toujours au frais dans le mini-bar de sa voiture de fonction.  » J’aime boire un verre en route, de préférence en blonde et jeune compagnie. Et alors ?  » Confession :  » J’aime les femmes. Je leur ai donné beaucoup. Et elles me l’ont un peu rendu. « 

Grincements de dents, indignation, dégoût devant un tel spectacle :  » Papa  » s’en moque. Pourquoi changer une formule qui gagne ? Le battage rapporte gros. Un vrai bonus électoral. Daerden sait l’apprécier en connaisseur :  » Cela m’a permis d’accroître ma notoriété. Si vous regardez le résultat des élections de 2007 ; vous voyez que cela ne m’a aucunement nui sur le plan électoral « , confie-t-il sans pudeur à la presse flamande, à la veille du scrutin régional de 2009. En effet : 92 922 voix de préférence aux fédérales de 2007 ; 63 580 voix aux régionales de 2009 ; 72 194 voix à une place de combat au dernier scrutin de 2010. La machine à voix garde de fort beaux restes.

Il faut croire qu’on lui pardonne tout, ou beaucoup. C’est sans doute la récompense de ce  » besoin viscéral d’être utile  » qu’Elio Di Rupo a perçu chez Michel Daerden. Cette pulsion irrépressible peut le mener très loin. Jusqu’à aider les gens à remplir des déclarations fiscales par milliers, à écrire des tas de lettres de recommandations pour que les sans-emploi décrochent un job. Le système Daerden, en version sophistiquée : les permanences sociales converties en permanences fiscales.  » Une idée de génie , relève son biographe Louis Maraîte. Il agit comme ferait chaque père pour son enfant. « 

Beaucoup donner. Espérer recevoir aussi. Le renvoi d’ascenseur va de soi. Retour sur investissement garanti :  » Ces tentatives de recueillir l’approbation et les éloges sont une manière pour lui de renforcer sa popularité, ce dont Daerden bénéficie clairement « , relève Christ l’ De Landtsheer.

Pour parachever l’£uvre de séduction,  » Daerden complimente et encense continuellement, non seulement ses collègues mais aussi les gens qui l’entourent « , poursuit la spécialiste anversoise. Yves Leterme vu par Daerden ?  » La carrure d’un vrai Premier ministre.  » Kris Peeters ?  » Bel homme. La classe. « 

Savoir habilement compter les coups sans entrer dans une mêlée, comme Daerden a su le faire lorsque le PS liégeois s’est déchiré l’héritage d’André Cools. Man£uvrer pour ne jamais se fâcher irrémédiablement avec quelqu’un. Ne laisser personne au bord de la route, sait-on jamais…

Lorsque le secrétaire d’Etat à la Lutte contre la pauvreté, Frédéric Laloux (PS), doit rendre promptement son tablier après une entrée en fonction cacophonique au printemps 2008,  » Papa  » le recueille.  » Il était à la rue, il ne pouvait plus entretenir sa famille. Il était de mon devoir de l’accueillir. C’est aussi cela, le socialisme : ne pas seulement dire que l’on va secourir quelqu’un qui a un coup dur dans la vie, le faire aussi. « 

Sensiblement consciencieux : 9 points

 » On me voit davantage fêter que travailler. Ma réputation est faite.  » Daerden lucide. Conscient qu’une autre réputation non usurpée a pâti de ses frasques. Celle d’un bosseur, rompu aux techniques budgétaires, connaisseur de dossiers, jongleur hors pair de chiffres. Au penchant perfectionniste.

L’ex-réviseur d’entreprises a bluffé plus d’un collègue au gouvernement. Jean-Luc Dehaene (CD&V), qui a été son Premier ministre de 1995 à 1999, confie dans ses Mémoires :  » Il n’était pas encore la figure de fêtard qu’il est devenu plus tard, bien qu’il ait déjà la réputation d’un solide buveur. Au Conseil des ministres, on ne savait jamais s’il dormait ou s’il écoutait attentivement. Sa manière de parler avait quelque chose de comique. Mais j’ai aussi appris qu’il était un calculateur rapide et un financier créatif. Une fois qu’il est dans les chiffres, il faut venir de loin pour l’avoir. Je ne l’ai jamais vu soûl au gouvernement. « 

Autre ex-Premier ministre à avoir appris à le tenir en haute estime lors de négociations gouvernementales, Yves Leterme (CD&V) :  » Il était mieux préparé et plus impliqué que tous les négociateurs flamands et experts réunis autour de la table.  » Parmi ses admirateurs, Johan Vande Lanotte, figure de proue SP.A :  » Daerden s’exprime deux fois plus lentement mais pense deux fois plus vite que les autres « , confiait le ministre en 2006.

Di Rupo prend les paris :  » Au couperet sélectif de l’Histoire, il restera sans doute comme celui qui a équilibré le budget de la Wallonie. « 

Daerden workaholic : c’est la griffe de quelqu’un  » soucieux des règles  » et qui, selon Christ’l De Landtsheer,  » a du mal à décevoir et qui travaille beaucoup pour l’éviter « . Qui sait aussi que bosser est une condition indispensable pour s’offrir le luxe d’une réputation de jouisseur de la vie.

Fortement querelleur : 7 points

Voilà pour le Daerden entêté,  » individualiste, non conventionnel et peu heureux d’un statu quo en politique « , décode le professeur anversois. Pour peu qu’un dossier ne prenne pas la tournure souhaitée, le trait de caractère s’affirme jusqu’à devenir chez Daerden  » contrariant « . Il peut alors obstinément s’opposer aux idées de ses collègues ou aux aspirations de groupes d’intérêts.  » Daerden n’est pas vite content sur le plan politique, même si ses efforts sont couronnés de succès.  »

Notablement ambitieux : 6 points.

Et perceptible dans le côté sûr de lui du personnage, jusqu’à manifester une certaine arrogance. Ce sentiment d’être meilleur que les autres.  » Ces types de personnes n’ont aucun problème à garder leur calme en toutes circonstances « , note De Landtsheer. Ils ne reculent devant rien pour atteindre leur but.  » Daerden fera tout pour atteindre ses objectifs, par exemple étendre son pouvoir à Liège. Dès avant la disparition du président du PS liégeois Guy Mathot, Daerden était occupé, dans l’attente du décès, à assurer sa position.  » Là se niche le Daerden manipulateur.

Passablement dominateur : 5 points

Le propre des personnalités qui peuvent se montrer assertives, autoritaires, compétitives. Daerden peut être de ceux-là dans les médias, quand il s’agit de défendre son opinion. On le cherche sur son terrain le moins reluisant : la boisson ? Il mord.  » Michel Daerden sait très bien comment se défendre face à de telles critiques, de façon très autoritaire ou en essayant d’intimider les autres « , note la spécialiste anversoise.

Au MR Reynders, son rival à Liège, qui l’invitait un jour  » à sortir du café « ,  » Papa  » a répondu par la statistique des voix qui tourne à son avantage :  » Les chiffres électoraux sont la réalité, pas les déclarations de Reynders. « 

Là se révèle l’homme entêté, à la conviction arrêtée, qui ne change pas facilement d’avis.  » Il se montre très strict dans la confection des budgets. A partir du moment où le budget est bouclé, il ne veut plus le changer, les exceptions ne sont pas permises « , a constaté De Landtsheer. Jusqu’à paraître  » inflexible et dogmatique « , notamment quand il veut voir ses idées mises en £uvre dans son fief liégeois.

Ce qu’il n’est pas, ou à peine : audacieux, réservé, modeste, capricieux, fermé, accommodant, méfiant.

(1) L. Maraîte, Daerdenmania, éd. Luc Pire.

(2) C. De Landtsheer et P. De Sutter, De Clash der Titanen, éd. UPA

(3) H. De Croo, De Croo met twee nullen, éd. Roularta Books.

PIERRE HAVAUX

 » Il parle deux fois plus lentement mais pense deux fois plus vite que les autres « 

Dehaene :  » Une fois qu’il est dans les chiffres, il faut venir de loin pour l’avoir. Je ne l’ai jamais vu soûl au gouvernement « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire