Méthadone: dose légale

Il est loin le temps où les médecins risquaient leur liberté pour « soigner » leurs patients héroïnomanes avec des produits de substitution. Aujourd’hui, le Sénat s’apprête à voter une loi qui donne un cadre légal à l’administration de méthadone. Vingt ans de controverses

Après les vacances de Pâques, le Sénat devrait adopter une proposition de loi qui, il y a vingt ans, aurait fait hurler: la légalisation des traitements de substitution de l’héroïne par la méthadone. Que de chemin parcouru depuis l’époque où cet opiacé de synthèse ( lire encadré ci-contre) faisait scandale et divisait le corps médical ! Depuis la « conférence de consensus » de 1994, un modus vivendi s’est établi, que la proposition de loi de Philippe Mahoux (PS) et consorts, reprenant celle de Roger Lallemand (PS), déposée en 1992, coule en forme de législation contraignante. Cette démarche « à la hollandaise », qui fait précéder l’adoption d’une loi « difficile » par une longue période d’expérimentation sous contrôle, semble avoir porté ses fruits.

« Moi-même, j’étais opposé à la méthadone », confie le Pr Isy Pelc (ULB), membre du Conseil supérieur d’hygiène et coordinateur d’une récente évaluation des maisons d’accueil socio-sanitaires pour usagers de drogue (MASS). En quoi, sa réaction n’était pas très différente de celle de ses confrères ! A cette époque, les médecins craignaient le laxisme dans les prescriptions (pénalement assimilables à de l' »entretien de toxicomanie ») autant que l’abandon de l’idéal de l’abstinence. A l’inverse, les promoteurs de ces traitements plaidaient pour une politique dite de « réduction des risques » visant à substituer une logique sanitaire au « tout répressif ». On était en pleine épidémie de sida, véhiculée, entre autres, par l’usage de seringues infectées. L’insécurité urbaine était mise principalement sur le compte des toxicomanes en manque.

Des milliers de personnes en traitement

Que constate-t-on, vingt ans plus tard ? L’insécurité perdure, mais la figure du toxicomane a perdu sa charge symbolique. En revanche, on note une diminution de l’usage de l’héroïne, des progrès dans l’insertion sociale des usagers, une baisse des comportements à risques, un meilleur contact avec l’encadrement médical et psychologique, une amélioration de la santé physique et psychique des toxicomanes et, au total, une baisse de leur mortalité. Les traitements de substitution à la méthadone sont désormais remboursés par la sécurité sociale, sans avoir pour autant supplanté des offres de soins plus ambitieuses (communautés thérapeutiques ou désintoxication en hôpital). Dans les 8 maisons d’accueil socio-sanitaires (MASS) du pays, la majorité des patients sont sous méthadone: 50 % en Flandre, beaucoup plus encore en Wallonie (jusqu’à 90 %). A cela s’ajoute la patientèle privée des médecins.

En 1996, dernier chiffre officiel, le nombre d’usagers de traitements à la méthadone était évalué à 7 000 (sur un total d’environ 30 000 héroïnomanes problématiques), mais ce chiffre sous-estime largement la situation, car, depuis 1994, la vente de méthadone, en Belgique, a grimpé en flèche, pour atteindre, en 2000, près des 200 kg distribués annuellement. Même si, globalement, la situation est sous contrôle (l’Inspection de la pharmacie veille), des dérapages se produisent. Ainsi, à Mons, une instruction a été ouverte à charge d’un médecin suspecté d’avoir abusé de la prescription de méthadone. Et la méthadone peut, associée à d’autres produits, légaux ou non, causer des overdoses. Entre 1991 et 1995, les décès attribués aux opiacés (dont font partie la méthadone et l’héroïne), associés à d’autres drogues (comme les benzodiazépines), ont augmenté de 32 à 53.

« Normaliser »

Malgré ces accidents, la méthadone est entrée dans les moeurs médicales. « En 1994, se souvient le Dr Pelc, la méthadone était encore considérée comme une étape de transition vers l’abstinence. Il fallait avoir prouvé que plusieurs tentatives de sevrage avaient échoué et le médecin prescripteur devait s’être entouré des conseils d’une équipe spécialisée. On lui conseillait également de ne pas prendre trop de patients sous méthadone à son cabinet. En 1998 et 1999, nous avons réalisé une évaluation de ces recommandations, qui étaient bien suivies dans la majorité des cas. Aucune catastrophe ne s’est produite. »

Cet audit a permis d’affiner la pratique des médecins. « Ils ne doivent pas hésiter, poursuit Pelc, à donner des doses de 60, 80 et même 100 ml, sous peine de se trouver sous un seuil infrathérapeutique, avant de redescendre. Nous attirons aussi leur attention sur le fait que le palier des 20 et 30 ml s’avérait psychologiquement délicat, les usagers se rendant compte qu’ils vont perdre leurs béquilles. » Conclusion qui rompt avec le « politiquement correct » de 1994: la méthadone peut être administrée à titre palliatif et, donc, parfois, sans espoir de « guérison ». Délivrée dans les maisons d’accueil socio-sanitaires, elle est devenue, aujourd’hui, un traitement « à bas seuil d’exigence ».

« De fait, constate, une pharmacienne bruxelloise, ces patients n’agressent plus les gens et sont plus tranquilles, mais ils vivotent. Au moindre problème, on augmente leur dose. Ils sont toujours un peu à côté de la plaque et hyperstressés. Ils doivent se choisir une pharmacie et s’y tenir. De notre côté, nous n’en acceptons que trois ou quatre maximum, parce que c’est trop lourd: ils sont souvent à la limite des règles. » La méthadone, pas plus que les tranquillisants ou les antidépresseurs, ne supprime la souffrance humaine. Elle « normalise ». Et ouvre la voie à une étape supplémentaire dans le processus d’autorisation contrôlée des drogues: la délivrance médicale d’héroïne, déjà expérimentée aux Pays-Bas et en Suisse, et pour laquelle Liège sollicite, depuis longtemps, une autorisation et un financement.

Des garde-fous légaux

La proposition de loi visant à la reconnaissance légale des traitements de substitution n’a donc rien de révolutionnaire sur l’échelle des propositions liées aux drogues. Elle tient toutefois compte d’une pratique qui a confirmé l’existence de certains risques. Si elle dispose que les médecins ayant des patients sous méthadone ne pourront plus être poursuivis pour prescription abusive de stupéfiants, « ceux qui agissent négligemment, dans un but de lucre, avec l’intention de nuire, resteront passibles de poursuites pénales ». Afin de prévenir tout abus, « la loi permettrait de déterminer les conditions de délivrance et d’administration du médicament, et d’organiser un système d’enregistrement des traitements qui, sous réserve de la garantie de la protection de la vie privée, pourrait êre accessible à tous les intervenants ». Ces conditions seront déterminées par arrêté royal: limitation du nombre de patients, accompagnement et formation continue du médecin, relation avec un centre spécialisé… Même si elle en a le goût et l’odeur, la méthadone ne sera jamais un médicament comme un autre.

Marie-Cécile Royen

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