Les vêtements suspendus qui constituent une partie du décor font référence aux jeunes Sud-Africains tombés lors des manifestations du 16 juin 1976. © reyer boxem

Mère d’une nation

Neuf femmes de la diaspora africaine portent sur scène la vie mouvementée, meurtrie, édifiante et diabolisée de Winnie Mandela. La polémique autour de la création de Dear Winnie, qui arrive prochainement au KVS, à Bruxelles, prouve que l’apartheid a laissé de profondes traces et que tout n’est pas réglé dans la Rainbow Nation.

D ear Winnie,  » chère Winnie  » : le titre du nouveau spectacle musical mené par le trio Fikry El Azzouzi (au texte), Junior Mthombeni (à la mise en scène) et Cesar Janssens (à l’installation et la direction musicales) est la formule initiale d’une lettre. C’est en effet une lettre qui se trouve à l’origine de cette production présentée prochainement au KVS (1). Une lettre que Maurice Mthombeni, le père de Junior, a adressée à Winnie Mandela, figure centrale de ce spectacle après Malcolm X dans Malcolm X en 2016 et Mohamed Ali en 2014 dans Rumble in da Jungle. Comme ces deux-là, une héroïne et une figure controversée.

Pour comprendre l’importance de cette lettre, il faut replonger dans l’époque, dans l’Afrique du Sud des années 1960. Maurice Mthombeni fait partie de l’ANC, l’African National Congress, parti politique fondé en 1912 pour défendre les intérêts des populations noires et déclaré hors la loi par le gouvernement sud- africain entre 1960 et 1990. Ses membres sont alors considérés comme des terroristes. Envoyé au pays de Galles pour y étudier, Mthombeni père entre ensuite en formation dans l’un des camps d’entraînement de l’Umkhonto we Sizwe, le  » fer de lance de la nation « , la branche militaire de l’ANC, installés principalement en Tanzanie, en Angola, en Zambie et en URSS. C’est pour dénoncer la corruption des responsables de son camp qu’il écrit à Winnie Mandela, mais la lettre sera interceptée et publiée dans la presse pour jeter le discrédit sur tout le parti. Maurice Mthombeni s’installera ensuite en Belgique en tant qu' » ambassadeur non officiel  » de l’ANC et c’est dans le plat pays que Junior verra le jour, avant de devenir musicien (notamment dans le remuant  » mambo big band  » El Tattoo del Tigre), comédien et metteur en scène.

S’il aimerait raconter un jour au théâtre l’histoire de son père –  » mais alors dans un spectacle de taille plus modeste, plus intimiste  » -, Junior Mthombeni a choisi de se pencher ici sur le cas de la destinataire de la missive, Nomzamo Winifred Zanyiwe Madikizela, plus connue sous le nom de Winnie Mandela, assistante sociale, deuxième épouse de Nelson Mandela et militante radicale de la lutte contre l’apartheid.  » J’ai décidé de monter ce spectacle après sa mort survenue en 2018, pour réparer l’injustice dont elle est victime, explique Junior Mthombeni. On raconte toutes sortes de choses sur Winnie alors que le grand héros, c’est toujours Nelson Mandela. Winnie est considérée comme une figure diabolique, ce qui n’est pas la vérité. A ce niveau, la stratégie du régime de l’apartheid a vraiment très bien fonctionné. Il faut savoir que tout un bureau de communication a été mis en place pour créer cette diabolisation et qu’il est toujours actif. On l’a vu dans les réactions au fait que nous montions un spectacle sur Winnie. C’était invraisemblable ! Les théâtres recevaient des coups de téléphone leur disant qu’ils ne pouvaient pas accepter le spectacle chez eux, que c’était un scandale. Une de nos actrices a été interpellée sur Twitter à propos de sa participation. On le voit aussi dans les critiques du spectacle dans la presse aux Pays-Bas, qui dit que, globalement, c’est un spectacle très bien fait, mais qu’il idéalise trop Winnie. Sincèrement, je ne m’attendais pas à ça.  »

La figure du sangoma

Il est ardu d’être iconoclaste, au sens littéral de  » briseur d’images « . Dear Winnie n’hésite pas à égratigner Nelson Mandela lui-même, auquel sa deuxième épouse – dont  » madiba  » divorcera avant de devenir président – reprochait ses compromis avec les Blancs sud-africains et l’acceptation du système capitaliste.  » Winnie a eu un parcours beaucoup plus dur que celui de son mari « , juge Junior Mthombeni qui, en préparation au spectacle, est parti en Afrique du Sud pour rencontrer plusieurs proches de Winnie Mandela :  » un an et demi en détention en isolement, séparée de ses enfants qu’elle verra mourir, maltraitée. Il y a de quoi devenir amère et il est certain qu’il lui est arrivé de prendre de mauvaises décisions. Mais elle était entourée de traîtres, cette femme était paranoïaque à juste titre ! Et c’est la seule qui a dû comparaître devant la Commission vérité et réconciliation. Peut-être que les stéréotypes sur les femmes et les hommes ont joué. D’une femme, d’une figure maternelle, on attend qu’elle soit douce, pas une combattante.  »

S’il entend réhabiliter son héroïne, Dear Winnie n’élude pas pour autant ses zones d’ombre. Ainsi de l’évocation de la mort de Stompie Seipei, adolescent activiste de l’UDF (United Democratic Front), soupçonné d’être un informateur de la police, kidnappé puis tué en 1989, à 15 ans à peine. Des membres du Mandela United Football Club, la garde rapprochée de Winnie Mandela, ont été accusés dans cette affaire et la  » Mère de la nation  » elle-même a été déclarée coupable de complicité par la justice en 2001. Parallèlement, les dizaines de pièces de vêtements suspendus qui constituent une partie du décor font référence aux jeunes Sud-Africains tombés lors des manifestations du 16 juin 1976. Alors qu’ils manifestaient à Soweto contre l’introduction de l’afrikaans comme langue officielle dans l’enseignement, des dizaines de milliers d’élèves se heurtent la police. Pour les disperser, les forces de l’ordre balancent des gaz lacrymogènes avant de tirer à balles réelles dans la foule.

Convoquant la figure du sangoma, le guérisseur traditionnel d’Afrique du Sud capable de communiquer aussi bien avec le passé qu’avec le futur, Dear Winnie éclate son héroïne dans les corps et les voix de neuf femmes de la diaspora africaine pour retracer sa vie. Tout comme l’existence de la poétesse Sylvia Plath se partageait entre neuf comédiennes auxquelles s’ajoutait la chanteuse An Pierlé dans la mise en scène de Fabrice Murgia créée au Théâtre national en 2018.

Gloria Boateng, Andie Dushime, Denise Jannah, Tutu Puoane, Ntjam Rosie, Alesandra Seutin, Jade Wheeler, Joy Wielkens, Mahina Ngandu : elles sont chanteuses, comédiennes, musiciennes, chorégraphes, originaires d’Afrique du Sud, du Rwanda, du Ghana ou du Cameroun, elles viennent du hip-hop ou du jazz, l’une est prof à l’école de danse contemporaine Parts, l’autre participe pour la première fois à un spectacle de cette envergure. Un tel groupe, ça ne s’était jamais vu sur une scène belge. En cela, Dear Winnie est déjà historique.

(1) Dear Winnie : au KVS, à Bruxelles, du 24 janvier au 1er février. A voir également en octobre prochain au Théâtre de Liège.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire