Le réalisateur était présent au festival Lumière, à Lyon, le 19 octobre. © STÉPHANE GUIOCHON/BELGAIMAGE

 » Megalopolis « , l’utopie de Francis Ford Coppola

A 80 printemps, le cinéaste américain, auteur du Parrain et Apocalypse Now, s’apprête à se lancer dans son projet le plus ambitieux.

Lancé il y a tout juste dix ans à Lyon, berceau du cinématographe, le festival Lumière célèbre, depuis, la mémoire des films. Point d’orgue de la manifestation, le prix Lumière, aspirant à devenir au septième art ce que le prix Nobel est à la littérature, ambition dont témoigne la liste des récipiendaires, ouverte en 2009 par Clint Eastwood, qu’ont suivi Pedro Almodovar, Martin Scorsese, Wong Kar-wai ou autre Jane Fonda. Un cercle prestigieux, auquel est venu se joindre cette année Francis Ford Coppola, le réalisateur multioscarisé du Parrain, lauréat de deux Palmes d’or (pour The Conversation et Apocalypse Now), et sans conteste l’un des plus grands cinéastes en activité, fût-ce au ralenti – son dernier film, Twixt, remonte à sept ans déjà.

Coppola aime à se présenter non comme un maître, mais plutôt comme un éternel étudiant.

Artiste hors norme dont le parcours s’étend sur plus d’un demi-siècle (produit sous l’égide du pape du cinéma fauché, Roger Corman, Dementia 13, son premier long métrage, date de 1963), Coppola aime à se présenter non comme un maître, mais plutôt comme un éternel étudiant. Nulle posture chez un homme assurant que son plus grand plaisir est de continuer à apprendre, disposition que traduit limpidement une filmographie qui l’a vu se risquer sur les terrains les plus divers, en une lumineuse affirmation de la liberté de créer. Qualité à laquelle se superpose la volonté manifeste de transmettre, lui qui confiera, au moment de recevoir sa distinction devant un parterre ébloui de 3 000 spectateurs, ne rien tant apprécier que de susciter des émules, le véritable succès à ses yeux :  » Quand vous faites un film et que vous le lâchez dans la nature, vous ne pouvez savoir ce qu’il en adviendra. S’il peut déclencher cette étincelle chez un autre, vous ne pouvez rien espérer de plus.  » Et d’ajouter à l’attention de Bong Joon-ho, le réalisateur de Parasite, Palme d’or à Cannes en mai dernier, qui lui exprimait sa reconnaissance :  » Je deviens immortel grâce à vous et vous le deviendrez grâce à un autre.  » Une vision empruntée à Balzac, précisera-t-il, qui, à ceux qui lui rapportaient que des jeunes plagiaient ses écrits, répondait :  » Mais, c’est bien pour cela qu’ils existent.  »

Deux regrets

La reconnaissance, les honneurs, les triomphes, les échecs retentissants aussi, avec les longues traversées du désert consécutives, Francis Ford Coppola a tout connu, ou presque. Montagnes russes qu’il considère avec la sagesse que lui confèrent ses 80 printemps (depuis avril dernier), alors qu’il rencontre la presse au lendemain de la cérémonie :  » Je n’ai jamais que deux regrets, observe-t-il. Le premier tient au fait qu’avec les cinéastes de ma génération, nous n’avons pas laissé à ceux qui nous ont suivi le cinéma dans un meilleur état que celui dans lequel nous l’avions trouvé. Il nous revenait d’assurer cette transmission, et nous avons échoué, et je déplore qu’ils n’aient pas bénéficié de plus de liberté, d’opportunités et de pouvoir que nous n’en avions eu.  » L’autre frustration majeure du metteur en scène tient à One from the Heart, le musical audacieux dans lequel il se lançait à l’orée des années 1980, fort du succès phénoménal d’ Apocalypse Now.  » Ce film avait été pensé et conçu pour être tourné comme un spectacle vivant, rappelle-t-il. C’est pourquoi nous nous étions donné le mal de reconstituer entièrement Las Vegas en studio, à quarante-cinq minutes de la ville : l’idée était que, le décor existant, les acteurs se lancent, et que je monte au fur et à mesure du tournage ce que j’avais sous les yeux, de sorte qu’il n’y ait plus que les effets sonores à ajouter par la suite. Le film aurait donc été prêt immédiatement, tourné en une prise à la manière d’un spectacle vivant. Je suis certain que j’aurais pu mener ce projet à bien, mais Vittorio Storaro, le directeur de la photographie, et Dean Tavoularis, le chef décorateur, m’ont soutenu, au dernier moment, ne pas être en mesure de le faire, et m’ont suggéré de le tourner plan par plan, comme un film traditionnel, et d’en faire le montage ensuite. C’étaient mes amis, je les aimais comme des frères, et j’ai cédé, mais j’ai eu tort : non seulement, nous étions prêts, mais en outre, Vittorio l’a fait par la suite pour une magnifique production de Tosca. Nous n’aurions pas dû nous dégonfler, même si je dois préciser que des contraintes techniques m’ont également dissuadé.  »

Megalopolis, le projet fou que Francis Ford Copolla porte depuis déjà vingt ans.
Megalopolis, le projet fou que Francis Ford Copolla porte depuis déjà vingt ans.© DR

Une ambition intacte

Voire : l’amitié n’a pas de prix, et si le cinéaste a échoué dans son ambition, l’homme, lui, sort en tout état de cause grandi de l’anecdote. One from the Heart fera un bide aussi colossal qu’immérité, fragilisant la position du metteur en scène. La suite de sa carrière sera faite de hauts et de bas, de pépites ( The Outsiders, Rumble Fish…) et de films à la réussite plus discutable ( Cotton Club, par exemple), commandes à l’occasion dont Coppola s’emploiera à faire des oeuvres personnelles – l’émouvant Tucker, notamment, que l’on peut bien sûr lire comme une parabole de son propre parcours. Expérience dont il a tiré une philosophie à toute épreuve :  » Si vous avez des aspirations artistiques, il est essentiel de faire quelque chose d’unique. Cela ne signifie pas qu’on ne puisse pas accepter une commande, je l’ai fait pour Le Parrain, on peut y être amené pour nourrir sa famille ou pour avoir l’occasion de travailler. Mais il faut veiller à faire quelque chose de personnel, à construire une oeuvre qui vous ressemble.  » Un cap dont il a su ne jamais se détourner, lui qui a continué à tourner nonobstant les revers de fortune. Et qui, après une série de productions plus modestes ( Youth Without Youth, Tetro, Twixt) financées avec le bénéfice de ses vignobles de la Napa Valley, s’apprête à s’atteler à son grand oeuvre, Megalopolis.

Si vous avez des aspirations artistiques, il est essentiel de faire quelque chose d’unique.

Ce projet, l’histoire d’un architecte chargé de reconstruire New York après un cataclysme, dans une vision englobant passé et futur, Coppola le porte depuis une vingtaine d’années déjà.  » Certains cinéastes, dit-il, des gens comme Roman Polanski, Steven Spielberg, William Wyler, ont un don. C’est quelque chose que l’on peut ressentir, enfant, quand on voit un camarade de classe sachant très bien dessiner ou danser à la perfection. Il y a des cinéastes qui ont un don du même ordre, une sorte de talent divin. Et puis, il y a ceux qui, comme moi, en sont dépourvus mais à qui la porte de la création n’est pas fermée parce que ce sont des bosseurs, qui travaillent et retravaillent le texte pour l’améliorer chaque fois de 1 %. Le problème étant qu’il leur faut s’y reprendre à cent fois pour obtenir le niveau de ceux qui arrivent à quelque chose de génial du premier coup.  » Et d’enfoncer le clou :  » J’ai toujours dû beaucoup travailler. Non que je sois dénué d’autres talents : j’ai de l’imagination, de l’enthousiasme à revendre et, peut-être, une dimension visionnaire. Mais mon mode de fonctionnement consiste à faire un pas en avant, puis un pas en arrière : c’est toujours en abandonnant un projet que j’ai réussi à avancer. Et c’est aussi ce qui s’est passé pour Megalopolis. J’ai à coeur depuis longtemps de faire un film utopiste, qui donne à voir l’expression humaine du paradis sur terre, une histoire dans laquelle l’intelligence, la créativité et la chaleur humaine sont ce qui caractérise l’humanité. J’avais commencé à le tourner lorsqu’il y a eu les attentats du 11-Septembre. Je ne pouvais plus, quand les tours ont explosé et que notre paysage quotidien s’est assombri à ce point, continuer à me consacrer à un projet portant sur la foi en la bonté humaine et en l’avenir de l’homme. Je l’ai donc laissé de côté. Jusqu’au jour où, butant sur un autre projet, j’ai décidé de revenir en arrière, et de reprendre Megalopolis, dont j’espère bien qu’il sera le prochain à voir le jour.  » Histoire de partager, enfin, son utopie qu’il annonce plus ambitieuse encore qu’ Apocalypse Now, et dont existent déjà quelques images. Tout vient à point à qui sait attendre.

Lyon, mecque du cinéma classique

A ceux qui pensent que le cinéma classique ne fait plus recette, le festival Lumière, à Lyon, apporte, depuis dix ans, le plus cinglant démenti. Démonstration en 2018, avec 185 000 spectateurs recensés, tendance confirmée cette année où les salles affichaient le plus souvent complet, et cela des 3 000 places de l’amphithéâtre du centre de congrès pour un hommage à Francis Ford Coppola (lire ci-contre), consacré Prix Lumière après Catherine Deneuve, Clint Eastwood ou Wong Kar-wai notamment, à la jauge, certes plus modeste, de la petite salle de l’institut Lumière pour un obscur film coréen – To You, from Me, de Jang Sun-woo -, présenté avec sous-titres anglais, uniquement qui plus est. Dirigé par Thierry Frémaux, par ailleurs délégué général du festival de Cannes, le festival, non content d’accueillir chaque année des invités prestigieux – Martin Scorsese, Bong Joon-ho, Marina Vlady ou autre Gael Garcia Bernal figuraient au générique de cette édition anniversaire aux côtés du réalisateur de Apocalypse Now – met aussi en oeuvre une vision éclectique du patrimoine. Une manière de s’adresser aux cinéphiles obsessionnels comme au grand public, à travers un programme proposant aussi bien une rétrospective André Cayatte qu’une plongée dans l’oeuvre de la cinéaste italienne Lina Wertmüller ; un échantillon de rarissimes trésors de la Warner antérieurs au Code Hays de 1934 qu’une sélection de grands classiques allant de Citizen Kane à Voyage à Tokyo ; une section consacrée aux dernières restaurations que la trilogie Zombies de George Romero ; et jusqu’à une mininuit Gaspar Noé ou une fête à Alain Chabat autour d’ Astérix et Cléopâtre. Ou la cinéphilie envisagée sans oeillères, comme pour mieux signifier que le cinéma reste, plus que jamais, un art vivant…

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