Bordeaux, 1988. © WOLFGANG TILLMANS/ COURTESY GALERIE BUCHHOLZ

Maximale

Au Wiels, à Bruxelles, Wolfgang Tillmans a les honneurs d’une première exposition monographique en Belgique. L’occasion de revenir sur trente années d’une pratique sondant les détours et les impasses du visible.

L’homme est ce qu’on peut appeler une star de l’art contemporain. Sa production est montrée aux quatre coins du globe, de la Tate Modern (Londres) à la Fondation Beyeler (Bâle). En 2021, l’Allemand aura d’ailleurs les honneurs d’une grande rétrospective que lui consacrera le MoMA (New York). C’est donc une vraie chance que Wolfgang Tillmans (1968, Remscheid) débarque dans une ville de taille moyenne comme Bruxelles. La nouvelle s’appréciera d’autant plus que l’artiste n’est pas du genre à transposer un modèle d’exposition d’une capitale à une autre. Au contraire, il se plaît à chaque fois en réinventer la phraséologie in situ à partir du vocabulaire formel très personnel qu’il s’est forgé.

Quand on ne la connaît pas ou mal, c’est-à-dire sans en avoir fait la rencontre véritable, son oeuvre peut tenir à distance en raison des impressions de froideur et de brutalité qu’elle dégage sur écran. Pour en envisager les contours de manière optimale, c’est en compagnie de la curatrice Devrim Bayar que nous avons approché l’exposition au moment où son montage se terminait. C’est devant un grand format de 1988, intitulé Bordeaux, que la commissaire enclenche la machine à remonter le temps. L’image noir et blanc donne à voir une fenêtre ouverte sur des persiennes refermées qui laissent entrevoir la lumière granuleuse du jour.

Kammerspiele, 2016.
Kammerspiele, 2016.© WOLFGANG TILLMANS/ COURTESY GALERIE BUCHHOLZ

Un bureau désordonné sert d’avant-plan à un cliché suspendu entre intériorité et extériorité.  » Ces images en noir et blanc sont caractéristiques du travail de Wolfgang Tillmans à la fin des années 1980. Il s’agit d’une période charnière pendant laquelle il prend conscience du potentiel des objets techniques. Dans son village, il découvre des photocopieurs laser capables de réaliser de véritables prouesses comme agrandir 400 fois un cliché ou faire surgir une quantité impressionnante de nuances de gris. Il va d’abord travailler sur des images découpées dans des journaux avant de se tourner vers la photographie afin d’être à lui-même sa propre source de matière visuelle. Ce tournant va opérer une conversion du regard, l’image n’est plus seulement envisagée comme faisant référence au réel, elle est également un objet en soi, qui vaut même s’il ne représente rien. C’est à partir de là qu’il va développer tout un corpus d’abstraction « , explique Devrim Bayar.

Régimes d’images

Magnétique, Today Is The First Day se présente comme une vaste installation faisant varier les formats d’images et leurs agencements. De la photographie ? Oui et non. Si Tillmans assume l’étiquette, il confesse également se servir de ce médium pour le pousser vers ses limites, voire ses contradictions. Pour l’illustrer, Devrim Bayar nous emmène vers la première salle où sont juxtaposées des images plutôt documentaires. La jeune femme s’arrête devant une photographie, Congo Night (2018) représentant une vaste étendue d’eau. De loin, le rendu semble précis mais vu de près, le fleuve surgit comme flou. Extrêmement picturale, la composition a l’air d’avoir été réalisée au fusain. C’est sublime, une dimension que l’on ne suspectait pas chez cet artiste – elle se croise également au détour d’images de la voûte céleste ou d’un simple jardin ( Garten, 2008) -, réputé pour ne rien cacher de l’impudeur du monde, que ce soit par le biais d’une tête de porc écorchée ou de corps aux sexes flasques.

Revenant sur l’ensorcelant rendu de Congo Night, la commissaire précise :  » L’eau en perpétuel mouvement incarne le contraire de la photographie qui fige, c’est pourtant un motif omniprésent dans le travail de Tillmans. Il n’a de cesse d’en épouser la fluide matérialité au plus près des possibilités techniques de l’appareil. A l’heure des images qui déferlent sur nos écrans, il entend réfléchir sur le visible en soulevant de nombreuses questions. Comment créer des images porteuses de sens ? Quand un phénomène devient-il perceptible ? Quel est le lien entre ce que nous percevons et ce que nous connaissons ?  » Pour diffuser le message, l’Allemand en passe parfois par des images extrêmement banales. On pointe en particulier ce dispositif commercial, shooté en Chine, qui aligne différents types d’ampoules. Immortalisé à la faveur d’un déclenchement ultrarapide, le cliché montre ce que l’oeil ne voit pas, à savoir que la lumière émise par les ampoules est en réalité intermittente. La photographie souligne alors le pot aux roses : notre système optique nous joue des tours.

CLC 014, 2017.
CLC 014, 2017.© WOLFGANG TILLMANS/ COURTESY GALERIE BUCHHOLZ

En chambre noire

Cette question de la visibilité traverse l’entièreté de l’oeuvre de cet artiste qui a signé des clips pour Goldfrapp ou les Pet Shop Boys. Ce goût l’emmène dans plusieurs directions. Parmi celles-ci, l’abstraction. Tillmans multiplie les manipulations en chambre noire, sans en passer par un appareil ou un négatif, pour faire surgir le processus d’impression, phénomène fascinant à ses yeux. Il n’hésite pas à pointer les accidents qui s’interposent, poussières ou tout autre parasitage, entre le papier photosensible et la lumière. Certaines oeuvres consistent en des papiers pliés et exposés à la couleur, insérés dans des caissons en Plexiglas qui accentuent leur existence tridimensionnelle. Mais la visibilité surgit sous d’autres régimes chez cet artiste qui a pendant longtemps photographié la scène électronique musicale pour des magazines.

Nombreuses sont les représentations qui lèvent le voile sur l’intime, qu’il s’agisse de nus ou même de portraits sans apprêt de personnalités en vue (Chloë Sevigny ou Lady Gaga). C’est une intimité immersive que déploie ce plasticien qui aborde de multiples genres, variété faisant suspecter une immense culture visuelle. On plonge tout entier dans le lit où se tient un personnage enroulé dans des draps. Son survêtement de sport en coton et ses chaussettes de sport gondolantes déroulent un moment volé.

La visibilité chez Tillmans se manifeste aussi à travers un prisme politique. Homosexuel et séropositif, l’artiste est très sensible à la question des minorités, ces communautés invisibilisés sur l’échiquier sociétal. Un pan de mur très émouvant désigne les onze membres restants d’une branche oubliée du protestantisme, les Shakers. A côté des portraits des intéressés, un arbre massif, chromatiquement vibrant, se dresse. Il suggère peut-être des racines généalogiques pour ces oubliés. L’occasion pour Devrim Bayar de préciser :  » Le schème qui opère à travers les différentes salles est celui du mind mapping, de la « cartographie mentale », le visiteur est amené à faire lui-même les liens entre les différentes images. C’est à lui de remplir les blancs de l’histoire. Il n’est pas question pour lui de se positionner frontalement sur des sujets. Il préfère ouvrir une constellation de sens.  » Au-delà des Shakers, l’artiste pose également son objectif sur l’exclusion des homosexuels au Kenya ou encore sur des mobilisations citoyennes qu’il ne livre que partiellement pour mieux nous inciter à les penser.

Derniers développements

Si le premier niveau de l’exposition est consacré à une pratique de trois décennies, le suivant livre un aperçu plus prospectif témoignant d’un talent travaillé par la nécessité de pousser les questionnements formels plus loin. Le tout à travers des développements récents impliquant l’image en mouvement et le son (on sait Tillmans très attentif à cette dimension, lui qui parallèlement mène une carrière musicale éponyme depuis 2016). L’étage en question, dont le point final est atteint en empruntant un petit escalier de métal, enfonce ce que l’on pourrait qualifier de  » clou  » de la démarche de cet ancien lauréat du Turner Prize (2000), à savoir  » permettre de regarder les choses comme on ne les avait jamais vues avant « , mantra qu’il répète souvent.

Chloë, 1995.
Chloë, 1995.© WOLFGANG TILLMANS/ COURTESY GALERIE BUCHHOLZ

Une première salle assure une transition lumineuse avec ce que l’on vient de voir. Deux envoûtantes images monumentales à la chambre (6 x 2,50 m) et la photographie d’une mire télévisée, signal devenu obsolète que l’objectif révèle en couleurs là où on le pensait noir et blanc, éclatent sous une lumière naturelle expressément voulue par l’artiste. Preuve est faite ici d’une oeuvre qui, malgré ses horizons expérimentaux, ne tourne jamais tout à fait le dos à la vie. Pour enchaîner avec la suite du tracé, le visiteur doit franchir un seuil symbolique en traversant une bâche utilisée dans l’agriculture.

Passé ce rideau au drapé brutal, deux salles dédiées à la vidéo augmentée d’un matériau sonore. Dans le premier espace, trois projections s’enclenchent l’une après l’autre, il est ici question des dessous des procédés qui président à la révélation des images et aussi de corps morcelé à la faveur d’une séquence dévoilant une jambe… unique. Présentée sans que jamais n’apparaisse dans le champ de la caméra le second membre qui assure la stabilité, la séquence montre l’être humain à la façon d’une machine extrêmement résiliente. La seconde salle, quant à elle, revient sur l’eau, élément clé de l’imagerie de celui qui a été élu membre de la Royal Academy of Arts de Londres en 2013. C’est l’écume du bord de mer que Tillmans nous donne cette fois à voir, vision métaphorique du tourbillon de la vie, de sa fragilité aussi.

Troublante, la dernière salle du niveau annonce un fondu au noir à travers ces accidents de tirage qui fascinent l’artiste et qu’il se plaît à reproduire, qu’il s’agisse du recto d’un ouvrage devenu totalement obscur ou de ce défaut d’impression appelé  » ghosting  » qui fait se superposer deux images sur une même page. Enfin, en haut du petit escalier évoqué, arrive ce que l’on pressentait : une salle habillée de toile technique où l’oeil cherchera en vain une quelconque prise de vue à laquelle se raccrocher. On y entend la voix basse de Tillmans décrivant le projet d’un film qui parlerait d’images, quoi d’autre ? Au visiteur de prendre le relais et de contacter une forme inédite du voir : la visibilité intériorisée.

Wolfgang Tillmans. Today Is The First Day : au Wiels, à Bruxelles, jusqu’au 24 mai prochain.

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