Ces deux psychologues aiment les gosses. Au point d’avoir réussi à leur imposer une petite place à l’hôpital lorsqu’un des parents souffre d’une maladie grave. Voici comment un conte d’enfants est devenu réalité
Elles ressemblent un peu à des fées. Sophie Buyse a la blondeur de celle qui, venue d’une étoile, console et conseille Pinocchio. Quant à Béatrice Gaspard, il ne lui manque que quelques kilos pour endosser, à merveille, le rôle de la charmante marraine qui soulage une Cendrillon en larmes. Mais, dans la vie, le métier de fée tarde à être reconnu. Alors, officiellement, elles sont psychologues. Un titre qui n’empêche nullement, d’ailleurs, d’aider aux enfants qui en ont le plus besoin…
Ce conte commence à la prison de Bruges, voici sept ans. A l’époque, Sophie est encore la seule actrice de l’histoire. A la fin de ses études, elle effectue une recherche pour la Fondation Houtmans et travaille avec la dizaine de détenues autorisées à vivre en compagnie de leur bébé. « J’ai réalisé qu’il y avait aussi, en Belgique, 15 000 enfants séparés d’un de leurs parents parce qu’un des deux se trouvait en prison. J’ai donc fondé une ASBL afin de permettre aux détenus de rencontrer leurs enfants et de jouer avec eux dans un lieu spécifiquement aménagé. De tels espaces existent désormais dans neuf prisons. » Premier coup de baguette magique: avec cette jeune femme, décrite comme « lumineuse » par ses proches amis et par ses collègues, tout paraît facile. Elle constate une injustice, imagine une solution et, enthousiaste et fonceuse, réalise son projet. Or, comme les bonnes idées, elle en a beaucoup, on se doute bien que l’aventure ne s’arrête pas là…
Lorsque la Française Béatrice Gaspard arrive en Belgique, en 1994, elle a le coeur un peu serré. En France, sa carrière a débuté dans divers services de pédopsychiatrie. Elle y a connu l’époque, pas si lointaine, où les infirmiers disaient aux parents: « Ne venez pas voir votre enfant. Quand vous partez, il pleure terriblement. » Elle a ensuite suivi son mari en Grande-Bretagne. Elle s’y est passionnée, entre autres, pour une recherche sur les expatriés. Un peu par hasard, elle a également animé un groupe de rencontres d’enfants orphelins. La voilà désormais à Bruxelles, « où personne ne m’attend », croit-elle. Autant, se dit-elle alors, tenter de travailler dans ce qui l’intéresse vraiment à ce moment-là: les pertes, les coupures, les interruptions, les gestions de deuil chez l’enfant. Par l’intermédiaire d’une amie fondatrice de l’ASBL Cancer et psychologie, un matin de 1995, elle pousse la porte de cette association afin d’y tenir une permanence d’écoute. Ce premier jour, une grande et mince jeune femme l’accueille…
Sophie est aussi enthousiaste que Béatrice est posée. L’une est le ciel, l’autre la terre. Complémentaires, elles forment un duo étonnant et « très rassurant pour nos interlocuteurs », s’amusent-elles. Les deux femmes se découvrent les mêmes préoccupations. Sophie bout d’indignation à l’idée de voir que les enfants sont admis au restaurant, au supermarché… mais exclus des homes gériatriques, des instituts psychiatriques, des chambres d’hôpital. Béatrice, qui a perdu son père dans un accident quand elle était petite, sait à quel point les blessures des enfants orphelins ou abandonnés peuvent avoir des répercussions différentes et, pour certains, être source de souffrances pendant longtemps, sinon toute la vie. Elle ne peut oublier non plus son désarroi le jour où, au téléphone de Cancer et psychologie, une mère lui a demandé de l’aider à annoncer à ses enfants qu’elle allait mourir. La rencontre familiale prévue n’a jamais eu lieu: la maladie a trop rapide. Pour les deux psys, enfin, il est essentiel de prévenir les traumatismes futurs qui peuvent naître chez les enfants frappés par le deuil. Pour y parvenir, il s’agit, aussi, de briser les tabous, les secrets et les silences autour de la maladie, du suicide et de la mort.
En croisant leurs questions et leurs désirs d’agir, elles imaginent d’abord la création de groupes de rencontres pour les enfants endeuillés. Mais, très vite, elles comprennent qu’il faut attaquer le problème en amont. Or, en Belgique, il n’existe pas grand-chose, sinon rien, pour accompagner les enfants pendant la maladie des parents. On pense éventuellement aux gosses cancéreux, mais on oublie ceux, bien plus nombreux, dont un membre de la famille meurt de cette maladie.
Pendant deux ans, Sophie et Béatrice se plongent dans les études réalisées sur ces thèmes, hantent les colloques, réfléchissent, puis élaborent un projet bien différent de leur idée première: un espace-enfants au coeur de l’hôpital. Lorsqu’un de leurs parents est hospitalisé pour une maladie grave, les gamins passeront l’après-midi du mercredi avec des thérapeutes dans ce lieu de jeu, d’échanges et de paroles.
Comme par magie, ce projet répond parfaitement aux attentes du service d’oncologie de l’hôpital Erasme (Bruxelles): le premier Espace-enfants ouvre en janvier 1998. « Avant, pour l’équipe soignante, le problème posé par les enfants des patients nous paraissait très simple: il n’existait pas! reconnaît le Dr Alain Kentos, hématologue. Véritable cadeau du ciel, ce projet s’est révélé un progrès majeur dans la prise en charge des malades et dans le soutien de leur entourage. Il a profondément bouleversé notre attitude vis-à-vis de ce délicat problème. »
Avec l’entrée officielle des gosses dans l’hôpital, les yeux de certains soignants se sont donc ouverts. Ils voient désormais les malades comme des parents qui leur ressemblent et pas seulement comme des personnes souffrantes. Et ils peuvent, surtout, leur proposer de rester dans leur rôle de parents, puisque, au centre même de l’hôpital, un lieu est prévu pour leurs petits. A l’Institut Bordet, qui a installé également un Espace-enfants, le Dr Dominique De Valériola, directeur adjoint, souligne que ce projet « a réellement apporté de la vie dans l’hôpital mais, aussi, une nouvelle philosophie et une réflexion sur des questions jamais ou peu posées. Ou, alors, pas sous cet angle ».
Pour certains de leurs collègues, Sophie et Béatrice ne seront peut-être jamais que des « psys de bac à sable » qui animent une récréation pour gamins. Certes, les Espace-enfants ne sont pas de vrais lieux de thérapies organisées. Mais, s’ils sortent des schémas classiques, ils sont loin d’être de « simples garderies ». Ici, par exemple, les psychologues aident les enfants à exprimer leur tristesse, leurs craintes, leur colère. Comme Marjorie, deux ans et demi, qui grinçait des dents en permanence. En jouant avec des animaux sauvages aux grandes mâchoires, la petite fille a pu enfin exprimer la rage qu’elle gardait en elle face à la maladie et à cette maman qui n’avait même plus la force de la prendre dans les bras: les grincements ont cessé.
Comme un lien invisible entre le patient et son enfant, les dessins ou les textes réalisés lors des séances sont portés aux malades (même lorsque l’accès aux chambres est interdit, ce qui n’est d’ailleurs plus aussi systématique qu’auparavant). Et cet échange fonctionne aussi lorsque le décès se passe mal, en raison, par exemple, d’une tumeur au cerveau qui modifie le caractère du malade et le rend agressif.
Lorsqu’il arrive que des enfants apprennent que leur père, leur mère ou un de leurs grands-parents vient de mourir et annoncent qu’ils ne reviendront plus ici, les psys sont présentes, pour eux et pour le reste du groupe. Aujourd’hui encore, elles se déclarent stupéfaites de constater à quel point, quand on dit la vérité aux enfants, et quand on leur permet de s’exprimer, ils assument solidement.
Béatrice se débat encore pour trouver les subsides nécessaires aux 3 Espace-enfants actuels (celui du Foyer Saint-François, un centre de soins palliatifs à Namur, a débuté en janvier 2000). Désormais, et toujours avec le soutien de Cancer et psychologie, un Espace-atelier pour les enfants endeuillés a également été créé à Bruxelles, comme les deux femmes l’avaient imaginé au début. Pour que ce type d’initiatives se multiplient, Sophie et Béatrice ont aussi organisé, en mars dernier, un colloque international: « Perdre un parent dans l’enfance ». Elles y avaient invité des enfants, ce qui est plutôt révolutionnaire, même dans un milieu psy qui travaille avec les mômes. Mais comment ces marraines d’une guerre contre l’exclusion auraient-elles pu faire autrement?
Devenues amies, l’aérienne Sophie et la terrienne Béatrice ne se disputent jamais. Si elles râlent parfois, elles le font contre les autres. Et toutes deux continuent à vivre, intensément, en dehors de ce projet auquel elles ont donné le souffle. Ainsi, Sophie partira bientôt en Italie. « Ma mère est vénitienne, je tiens d’elle mon côté social et psy: nous avons été famille d’accueil pour enfants à la maison. » Retirée dans un couvent pendant deux semaines, elle se consacrera à sa passion d’écrivain. « Mon père a été journaliste critique d’art à la RTBF. » Béatrice, dont le dernier des trois enfants (2 ont été adoptés) vient de quitter la maison, rêve de continuer à traverser la vie avec la même créativité, le même plaisir et en participant, comme aujourd’hui, à l’évolution de la société. Quand elles parlent des Espace-enfants, elles n’ont pas besoin de se regarder pour savoir ce que l’autre dira: elles sont, exactement, sur la même longueur d’onde. De ces ondes qui apportent du bonheur, en particulier à ceux et à celles, petits ou grands, qui ne croient plus aux contes de fées.
SOPHIE BUYSE, BÉATRICE GASPARD, Pascale Gruber