La candidature d'Eric Zemmour et son discours brutal ont humanisé une Marine Le Pen, qui poliçait dans le même temps son propos.

Elections françaises: « Marine Le Pen a mis ses chats en avant: elle peut gagner » (interview de Jean-Michel Aphatie)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Dans une époque où les idéologies ont perdu de leur influence, la personnalité joue le rôle de boussole pour l’électeur, constate l’éditorialiste Jean-Michel Aphatie, éditorialiste sur LCI. Or, Eric Zemmour a transformé la dirigeante du Rassemblement national en personne fréquentable…

Editorialiste sur la chaîne d’information en continu LCI, Jean-Michel Aphatie est un des chroniqueurs les plus acérés et les plus pertinents de la politique hexagonale. Son dernier livre, Les Amateurs (Flammarion, 2021), raconte les débuts chaotiques du quinquennat d’Emmanuel Macron. « On est dans une séquence un peu différente », glisse-t-il aujourd’hui, preuve que le temps politique s’accélère de plus en plus.

Vous écriviez en 2021 que « pour la première fois, […] l’obstacle de la grande élection paraît franchissable pour la candidate du Rassemblement national ». Ce sentiment a-t-il été conforté par la campagne électorale?

Oui, parce qu’il s’est produit, après l’écriture du livre, un phénomène que personne ne pouvait anticiper, c’est l’extrême bêtise d’Eric Zemmour. Par sa violence, son inhumanité et son dogmatisme, il a amené les Français à regarder différemment Marine Le Pen. Il l’a transformée en personnalité politique fréquentable. Jamais personne n’avait réussi ce tour de force. Je n’ai jamais vu une campagne faite au détriment de celui qui la mène et en faveur de son adversaire direct, puisque l’objectif d’Eric Zemmour était de gagner la primaire à l’extrême droite. C’est un exploit politique qu’il faudra enseigner à Sciences Po. La politique, c’est une école d’empathie. Il faut s’occuper des gens, parler de leurs problèmes. Quand on fait de l’idéologie à haute dose avec la violence qu’y a mise Eric Zemmour, on arrive à un résultat très négatif.

La victoire de Marine Le Pen au second tour n’est donc plus impossible?

Marine Le Pen, qui ne connaît rien à l’économie, est devenue pendant cette campagne la candidate du pouvoir d’achat. C’est un miracle de la politique qui a souvent des aspects un peu irrationnels. Donc, par cette transformation d’image, elle a un potentiel électoral important pour elle-même au premier tour, et elle a, pour la première fois, des réserves de voix dans différents électorats au second tour…

Malgré la rivalité très forte affichée par Eric Zemmour à l’égard de Marine Le Pen, les électeurs du premier se reporteront-ils naturellement sur la deuxième au second tour?

Il est sûr que l’électeur de Zemmour n’aime pas Macron. Je ne vois pas pourquoi il s’abstiendrait de voter Le Pen au second tour. Eric Zemmour s’est moqué de Valérie Pécresse en l’appelant la « candidate de 20h02 ». Sous-entendu: dès 20 h 02 le 10 avril, elle appellera à voter Emmanuel Macron. C’est ce que lui fera en faveur de Marine Le Pen.

Les Républicains jouent-ils leur survie lors de cette élection?

La défaite oblige à se poser des questions que la victoire vous permet d’éviter. A partir du moment où Les Républicains perdent trois élections présidentielles d’affilée, ils sont obligés de s’interroger sur ce qu’ils sont et ce qu’ils font ensemble. Un parti, c’est toujours une diversité, beaucoup de sensibilités. On peut imaginer que certains membres des Républicains rejoindront Emmanuel Macron. D’autres tenteront peut-être une opération de recomposition dans laquelle ils intégreront, sous une forme ou sous une autre, l’aventure Zemmour. Certains resteront peut-être dans une forme d’indépendance à droite. En réalité, il est un peu tôt pour évoquer la recomposition de la droite. Sa nature dépendra aussi du résultat de l’élection présidentielle. Mais recomposition il y aura, puisque Valérie Pécresse ne sera pas à l’Elysée au mois de mai.

Jean-Michel Aphatie
Jean-Michel Aphatie© getty images

Les mesures prises à la suite de la crise des gilets jaunes et le « quoi qu’il en coûte » de la crise sanitaire ont-ils gommé l’image de « président des riches » d’Emmanuel Macron?

Non. De toute façon, en France, on adore attribuer cette image. Nicolas Sarkozy a passé tout son quinquennat avec elle. C’est un de nos ressorts psychologiques. On n’aime pas les riches. Donc, on dénonce dans la vie politique ceux qui en sont les porte-parole. Cela ne nous empêche pas de les élire, peut-être de les réélire. La crise des gilets jaunes est un peu effacée des mémoires. Pas ses causes. En revanche, à propos du « quoi qu’il en coûte », il y a une conscience largement partagée, me semble-t-il, de l’action essentielle de l’Etat dans cette crise. Il est quand même exceptionnel de voir une économie s’arrêter complètement. S’il n’y avait pas eu un financement public pour les salaires et la survie des gens, la crise se serait transformée en catastrophe économique majeure. Cette conscience-là se transforme-t-elle en bulletin de vote? Je ne sais pas.

Que dit de la France l’affaire McKinsey, le recours important par le gouvernement à des cabinets de conseil?

Elle dit d’abord la médiocrité du débat politique en France. La question qu’il faut se poser, c’est pourquoi, depuis vingt ans, l’Etat fait appel à des cabinets de conseil. Quelles sont les compétences qui lui manquent? Comment se fait-il qu’avec cinq millions et demi de fonctionnaires, nous ne disposions pas, à l’intérieur de ce corps-là, des moyens de faire face aux problèmes qui nous sont posés? Ce qu’il faudrait expliquer, c’est qu’il n’y a pas que l’Etat qui a recours aux agences, il y a aussi les collectivités territoriales. Pourquoi? Est-ce que certaines choses sont justifiées? D’autres ne le sont-elles pas? Est-ce que dans le tableau général, des contrats ont été passés pour favoriser des copains? Il faudrait regarder dans le détail. Mais dire que, en soi, le recours aux cabinets de conseil est un scandale, cela me paraît idiot. On prend les gens pour des idiots mais cela marche. Pourquoi? Parce que quand vous dites McKinsey, vous dites Amérique, capitalisme… et vous êtes exactement dans la veine psychologique de ce que beaucoup de gens en France attendent. Il faut toujours dénoncer le capitalisme et les Américains. C’est un peu une idéologie des années 1950. Mais on est comme cela. Ce sont des questions que l’on traite à la hache avec des présupposés relativement bêtes. Mais cela fait partie de la démocratie. L’information va trop vite. On l’assimile mal. Et ceux qui la propagent n’ont pas forcément envie qu’elle soit bien assimilée. En France, on rêve d’un pouvoir qui soit modeste. Et quand il est modeste, on déteste la représentation du pouvoir modeste. Au fond, nous avons une psychologie un brin adolescente. Je rappelle souvent que la France est l’unique pays occidental à ne pas avoir réélu ses sortants sur leur action depuis les crises pétrolières. Cela dit bien la complexité de la psychologie de l’opinion publique française. Nous opérons des choix qui sont des fuites en avant, qui ne sont pas très rationnels, pas forcément réfléchis. C’est nous, quoi. Quelquefois, cela éblouit le monde. Et assez souvent, cela désole le pays.

Avec l'affaire McKinsey, le procès en élitisme hors sol a ressurgi à propos d'Emmanuel Macron. Avec de possibles conséquences sur le vote du 10 avril.
Avec l’affaire McKinsey, le procès en élitisme hors sol a ressurgi à propos d’Emmanuel Macron. Avec de possibles conséquences sur le vote du 10 avril.© getty images

Cette polémique peut-elle affaiblir Emmanuel Macron?

Oui, elle affaiblit Emmanuel Macron. On voit bien que c’est une musique de fond qui se diffuse dans une période stratégique: « Il a travaillé chez Rothschild. Il a fait travailler McKinsey. » Elle peut inciter des électeurs, qui hésitaient, à voter pour Mélenchon, Le Pen, Zemmour… Après, il est difficile d’en évaluer les conséquences.

Les thèmes du pouvoir d’achat et de la guerre en Ukraine ont supplanté la question identitaire imposée par Eric Zemmour à l’automne. Une bonne chose?

Qu’est-ce qu’on met dans l’expression « question identitaire »? La France, la France, la France? Qu’est-ce que cela signifie quand on est engagé, et nous le sommes vraiment fort, dans des systèmes qui dépassent les cadres nationaux? L’Europe, l’euro, la libre circulation des personnes et des marchandises… La crise en Ukraine révèle qu’un effort de défense dans le cadre national, c’est du pipeau et que l’Otan reste quand même un parapluie précieux. En France, nous discutons à perte de vue d’un cadre national que nous voulons ressourcer alors que nous vivons dans une société qui a fait exploser ces cadres nationaux. De ce point de vue, les discours politiques ne sont pas actualisés et aucun effort n’est fait pour qu’ils le soient. Cela va bien au-delà des responsables politiques. C’est vrai des intellectuels, des journalistes qui n’amènent pas de réflexions susceptibles d’aider la population à réfléchir à tous ces problèmes. En fait, pour faire court, on habille la haine des Arabes, qui a toujours existé en France, d’un discours national parce que ce discours national, on peut l’assumer. Il serait beaucoup plus simple de dire « je suis pour l’Europe. Je suis pour l’Otan. Mais il y a trop d’Arabes en France. » Le ressort, c’est ça. Un vieux problème. On les a battus en 732 à Poitiers. On leur a tordu le cou en Algérie. Ils se sont rendus en venant chez nous en masse. Et maintenant, il faut les foutre dehors avec un ministère de la Remigration… C’est le fond de sauce dans lequel on patauge. Ce n’est pas terrible.

La crise des gilets jaunes est un peu effacée des mémoires, selon Jean-Michel Aphatie. Mais pas ses causes, dont la question du pouvoir d'achat.
La crise des gilets jaunes est un peu effacée des mémoires, selon Jean-Michel Aphatie. Mais pas ses causes, dont la question du pouvoir d’achat.© PHOTONEWS

La gauche a-t-elle montré une forme d’impuissance dans ce domaine?

Je pense que c’est très compliqué d’articuler cela. La gauche a porté l’idée de la République. Personne ne remet en cause l’idée de la République aujourd’hui. C’est une victoire immense pour elle. La gauche a porté l’idée de la laïcité de l’Etat. C’est une victoire là aussi, même si celle-là n’est pas pérenne parce que quand la laïcité de l’Etat a été théorisée et actée, nous n’avions comme religion présente sur le territoire que le catholicisme et que nous n’avons pas tellement envie de réviser le logiciel de la laïcité pour y intégrer l’islam, qui pose d’autres problèmes. La gauche a posé la question sociale en disant notamment que l’on ne pouvait pas être employé par des gens qui avaient de l’argent au détriment de sa dignité. Elle a gagné. Et puis, elle a contesté le capitalisme comme facteur de production de richesses et là-dessus, elle a totalement échoué. Aujourd’hui, personne ne théorise sérieusement la création de richesses à l’extérieur des mécanismes du marché, même si le « quoi qu’il en coûte » prononcé par Macron montre que l’étatisme est toujours utile dans une société pour réparer les outils qui se cassent. Par conséquent, la gauche n’a plus d’identité mais la droite non plus. La droite a combattu la République, la laïcité, la question sociale et maintenant, elle y est convertie. Donc, ces schémas ne nous aident pas beaucoup à l’heure actuelle. C’est pour cela qu’en France, on a élu des présidents alternativement de gauche et de droite sans que les politiques changent, sauf à la marge. Marine Le Pen nous dit que « gauche et droite n’existent plus » et que « le combat aujourd’hui se déroule entre les nationaux et les mondialistes ». Mais on pourrait lui objecter que le cadre national est aussi dépassé depuis longtemps. On n’a plus beaucoup de clivages et ce qui nous sert de boussole, ce sont les personnalités, les individus, les caractères… Ce n’est pas très satisfaisant mais c’est la période historique dans laquelle nous vivons. Il faut faire avec car on ne va pas bazarder l’idée de la démocratie et du choix des dirigeants parce que les idéologies sont en panne. Il faut continuer à alimenter une mécanique démocratique même si l’idéologie a considérablement diminué d’intensité. C’est pour cela que l’on peut élire Marine Le Pen, parce qu’au fond, la boussole, c’est la personnalité. Marine Le Pen a rénové son personnage. Elle n’a plus étalé la violence qu’elle a porté en elle dans les autres campagnes. Elle s’est adoucie. Elle a mis ses chats en avant. Cela peut faire une présidente de la République…

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