La manne dédiée au sauvetage d’ArcelorMittal fait des vagues. Alors que l’effort wallon dépasse 250 millions d’euros, des experts pointent le manque de réalisme économique du ministre Marcourt. Décryptage.
Et si la Région wallonne faisait fausse route ? Et si l’investissement visant à sauver les lignes du froid et les emplois d’ArcelorMittal, présenté comme un chef-d’oeuvre d’originalité par le ministre wallon de l’Economie Jean-Claude Marcourt (PS), n’était en fait qu’une coûteuse voie sans issue ? Ces questions, politiquement incorrectes à l’approche des élections, font pourtant l’objet d’un vaste débat dans les coulisses du pouvoir.
Jean-Claude Marcourt refuse de présenter la manne financière à débloquer comme un mécanisme de soutien. » C’est un investissement « , martèle-t-on à son cabinet. Soit. Le montant reste exceptionnel. L’enveloppe comprend un prêt de 138 millions d’euros au géant de l’acier. Mais aussi 25 millions pour créer une société de démantèlement employant 75 travailleurs. Par ailleurs, la Région financera un pôle de compétences à hauteur de 50 millions d’euros, permettant d’assurer le reclassement de 200 travailleurs. Les pouvoirs publics seront également partenaires d’une filiale employant 137 personnes, pour un investissement de plusieurs centaines de milliers d’euros. Enfin, la Région va créer un fonds d’investissement de 50 millions d’euros, cofinancé via Meusinvest (25 millions d’euros) et via les pénalités que doit verser le groupe ArcelorMittal. L’addition dépasse les 250 millions d’euros.
» Un financement démesuré »
Pour concrétiser l’opération, la Région compte actionner son puissant bras financier actif dans le secteur sidérurgique : la Sogepa (Société wallonne de gestion et de participations). Celle-ci s’apprête à devenir, pour plusieurs années, le principal bailleur de fonds sur le plan économique et social. Mais cette perspective ne l’enchante guère. » Le financement prévu est totalement démesuré, avance discrètement un expert de la Sogepa. Notre mission consiste à mettre en oeuvre les décisions émanant du monde politique. Nous n’aurons donc pas le choix, même si le ministre agit en dépit de toute rationalité économique. »
Le jugement est sévère : le gouvernement aurait manqué de courage politique en annonçant l’investissement massif dans un secteur dont les retombées s’inscrivent en pointillé. » Le plus gros investissement au sein de l’outil est un investissement de rupture technologique, conteste Jean-Claude Marcourt. Il concerne le revêtement sous vide. Il s’apparente à la découverte de la galvanisation qui a d’ailleurs également eu lieu à Liège. » Le ministre réfute également le déséquilibre des négociations à l’avantage d’ArcelorMittal. Ce n’est toutefois pas l’avis de Didier Van Caillie, professeur en stratégie d’entreprise à l’Ecole de gestion de l’ULg (HEC). » Force est de constater qu’au terme des négociations, le groupe s’en sort très bien. Il est trop tôt que pour analyser précisément les dépenses à charge de la Wallonie. Mais, tel qu’il est présenté aujourd’hui, le préaccord semble en effet assez coûteux pour les pouvoirs publics. »
A la Sogepa, certains pointent le gouffre financier vers lequel se dirige la Wallonie en investissant ses deniers dans le sauvetage d’ArcelorMittal. » Je partage assez cette analyse rationnelle, poursuit Didier Van Caillie. La somme consacrée à ArcelorMittal aurait sans doute été plus utile à l’économie wallonne si elle avait été investie dans un pôle de compétences novateur défini par le Plan Marshall. Mais l’agenda électoral ne plaide pas en ce sens. » Jean-Claude Marcourt s’oppose fermement à ce raisonnement. » Il faut tordre le cou au fait que la métallurgie est une industrie du passé. Le minerai de fer est l’un des produits les plus performants au niveau économique. Il continuera à l’être pendant longtemps. Il n’y a pas de bon et de mauvais secteurs sous le seul postulat de leur viabilité. »
Un sauvetage social inefficace ?
Le raisonnement critique n’épargne pas l’échafaudage social bâti avec l’appui des syndicats, permettant à 412 personnes de conserver un salaire à travers trois nouvelles structures (filiale, démantèlement et pôle de compétences). Les avis sont contrastés. Didier Van Caillie est assez optimiste quant à la pertinence de cet investissement. » Le maintien du savoir-faire des travailleurs ne devrait entraîner que peu de doutes. Ceux-ci disposent d’une expérience précieuse, immatérielle, que l’on ne peut formaliser dans un cours ou décrire dans une procédure. » Jean-Claude Marcourt le rejoint logiquement sur ce point. » Les qualifications acquises depuis des générations de travailleurs doivent perdurer. Elles forment un socle à haute valeur ajoutée à l’ensemble du bassin liégeois et aux industriels en manque de main- d’oeuvre qualifiée. »
Mais d’après un ténor de la Sogepa, l’aide apportée aux travailleurs concernés ne serait qu’un leurre aussi coûteux qu’inefficace. » Contrairement à l’emprunt de 138 millions d’euros, ce volet n’a rien d’un investissement, ajoute un autre expert de la structure. C’est de l’accompagnement social. On est en mesure de s’interroger sur la logique consistant à financer 200 travailleurs en vue d’une hypothétique reprise des activités. » Philippe Defeyt, économiste à l’Institut pour un développement durable, y voit une solution à moyen terme face à l’incontestable détresse sociale. » Néanmoins, sur le long terme, il faut effectivement oser poser cette question, politiquement incorrecte, de l’opportunité des fonds alloués au maintien des activités sidérurgiques à Liège. »
Les discussions sur le sort d’ArcelorMittal renvoient aux conclusions du fameux rapport Laplace, un brûlot publié en janvier 2012 axé sur » l’avenir de la sidérurgie à Liège « . D’emblée, Marcel Genet, un Liégeois d’origine dont l’expertise est mondialement reconnue dans le secteur sidérurgique, pointait l’irrémédiable fermeture de la phase à chaud et la menace planant sur la phase à froid. Il préconisait entre autres une réhabilitation totale des sites fermés et un dédommagement raisonnable des travailleurs à charge d’ArcelorMittal. Le gouvernement wallon, commanditaire du travail via la Sogepa, avait vivement critiqué l’analyse de l’auteur. Les soupçons de partialité avaient enterré sa crédibilité sur la scène médiatique. » Aujourd’hui, il faut bien reconnaître qu’il avait vu juste « , glisse-t-on à la Sogepa.
Liège n’était visiblement pas prête à accepter les écueils formulés dans le rapport. Notamment ce passage : » Les gouvernements nationaux puis régionaux ont apporté des aides considérables, à la limite des règles communautaires, pour financer les pertes, apurer les dettes, payer l’essentiel des coûts sociaux et redéployer l’économie régionale, mais ils n’ont pu faire entendre raison aux partisans de la contestation à outrance. Cette attitude suicidaire […] a découragé toutes les intentions des actionnaires successifs. »
Deux ans plus tard, ces termes font étrangement écho aux critiques actuelles sur l’investissement wallon à ArcelorMittal. Et au débat que le dossier suscitera encore dans les prochaines années.
Christophe Leroy