Mandela intime

Depuis sa mort, un hommage planétaire salue le héros du combat contre l’apartheid, devenu une icône pour tous les opprimés. Tandis que le monde voit disparaître l’un de ses derniers géants, l’Afrique du Sud pleure le père de la nation arc-en-ciel, celui qui a su pardonner mais aussi gagner le coeur de son peuple. C’est à cet autre Mandela, plus proche, moins herculéen, que Le Vif/L’Express consacre ce dossier spécial.

Jouant de la politesse effacée d’un gentleman anglais et d’un sens développé de l’autodérision, il magnifiait les paroles les plus banales de ses interlocuteurs et fustigeait ses propres  » erreurs « , ses  » insuffisances « , et son  » manque de méthode « . Depuis sa sortie de prison, en 1990, sa liberté avait quelque chose de paradoxal, tant il ne s’appartenait plus : après vingt-sept ans de détention, souvent à l’isolement, voilà qu’il était devenu une icône pour tous les opprimés de la Terre, un mythe vivant réclamé de toutes parts. Leader historique de la lutte antiapartheid, il était au service de sa cause, mais aussi, de plus en plus souvent, au service des autres dans ce qu’ils avaient de plus humain. Le sourire aux lèvres, il avait toujours une bonne cause à honorer de sa présence. De la reine d’Angleterre aux rock stars, en passant par la directrice de l’école du quartier, chacun sollicitait l’honneur d’une photo à son côté et il n’établissait guère de hiérarchie entre les demandes. A ceux qui le comparaient à un messie, ce chrétien discret répondait par des actes, plutôt que par la parole, avec une disponibilité et une écoute de tous les instants.

C’est peut-être pour cela que, le long des rues poussiéreuses de Soweto comme sur les collines verdoyantes du Cap, dans les églises, les temples, les synagogues et les mosquées, par milliers dans des stades ou, dans la solitude de la nuit, entre les draps d’un lit, la nation arc-en-ciel pleure son père. L’expression, pour une fois, n’a rien du sentimentalisme facile. Oui, bien sûr, d’autres nations ont eu d’autres  » pères  » – George Washington aux Etats-Unis, Simon Bolivar en Amérique centrale, Sun Yat-sen en Chine… Mais aucun, sans doute, n’a été révéré avec ce mélange d’admiration et de tendresse que les enfants, dans les familles heureuses, réservent à leur père. Tandis que le reste du monde le fêtait comme un géant du XXe siècle, un colosse herculéen au service des droits de l’homme, la majorité de ses compatriotes, fussent-ils noirs, blancs, métis ou indiens, en avaient une appréhension beaucoup plus accessible, immédiate et presque charnelle. Parmi les mille et un prodiges qu’il a réalisés, celui-là est souvent passé inaperçu alors qu’il joua un rôle essentiel : autant que par la justesse de sa cause et la magie de son verbe, c’est par son charme, son intelligence, sa grâce et son élégance qu’il est entré par effraction dans le coeur des siens, au point de toucher, parfois, leur âme. L’impression de vide n’en est que plus profonde, maintenant qu’il est mort.

La nouvelle était attendue, d’autant qu’une longue agonie a suivi la première alerte, en juin dernier. Mais rien ne vous prépare vraiment à la séparation et au deuil. Depuis l’annonce de la disparition de Nelson Mandela, à l’âge de 95 ans, le soir du 5 décembre, l’Afrique du Sud tout entière, semble prier, chanter et danser en hommage à un homme qui, par sa lutte acharnée, lui a consacré sa vie. Le 15 décembre, son corps sera inhumé, suivant ses dernières volontés, dans le village de son enfance, à Qunu (Sud). Mardi, des dizaines de chefs d’Etat et de gouvernement ont assisté aux funérailles d’un homme devenu, depuis trente ans, un symbole planétaire de la dignité, de la tolérance et de la force du pardon.

Mandela était tout cela, mais pas seulement. Il aimait les chemises colorées et les beaux costumes (lire le portrait de Vincent Hugeux, page 58). Charmeur et brillant, cet amoureux des jolies femmes a eu six enfants de ses deux premières épouses, avant son mariage avec une troisième, la douce et intelligente Graça Machel, de vingt-sept ans sa cadette (lire le texte d’Alain Louyot, page 66).

Son  » long chemin vers la liberté « , selon le titre qu’il donna à son autobiographie, Nelson Rolihlahla Mandela le commence dans la noblesse tribale des Thembu, sa tribu, avant d’être éduqué par des missionnaires britanniques. A 14 ans, comme il l’avouera plus tard, il en sait davantage sur les batailles de Waterloo et de Trafalgar, dans la distante Europe, que sur la conquête du Sud de l’Afrique, à partir du XVIIe siècle, par les Boers – huguenots hollandais, allemands ou français. Devenu adulte, il rejoint les prétoires des tribunaux, où son métier d’avocat lui permet de parfaire son éloquence. En lutte contre l’apartheid et l’arbitraire d’un régime capable de tuer, de torturer ou d’emprisonner ceux qui osent le braver, Mandela prône le recours à la lutte armée après le massacre de Sharpeville, en mars 1960, au cours duquel la police blanche abat 77 manifestants noirs. Dans les luttes pour l’équité, explique-t-il,  » c’est toujours l’oppresseur qui détermine les méthodes d’action « . Arrêté et traîné en justice, il prononce cinq phrases, en conclusion de sa propre plaidoirie, le 20 avril 1964, qui fondent à jamais son mythe :  » J’ai dédié ma vie à la lutte pour le peuple africain. J’ai combattu la domination blanche et j’ai combattu la domination noire. J’ai chéri l’idéal d’une société démocratique et libre dans laquelle tous vivraient ensemble, dans l’harmonie, avec d’égales opportunités. C’est un idéal que j’espère atteindre et pour lequel j’espère vivre. Mais, si besoin, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir.  » Condamné à la prison à vie, il est libéré vingt-sept ans plus tard, le 11 février 1990, soit quelques mois après la chute du mur de Berlin. Avec la fin de la guerre froide, le régime sud-africain vacille, lâché par l’administration américaine et discrédité dans le monde entier. Depuis sa prison, dix ans durant, Mandela avait négocié en secret avec les dignitaires de Pretoria les conditions de leur retrait. L’image de sa sortie de prison au côté de Winnie, son épouse d’alors, le poing tendu, fait le tour du monde. En 1999, il abandonne son bureau présidentiel le sourire aux lèvres : à la différence de tant d’autres libérateurs, il quitte la scène après un seul mandat de cinq ans.

A présent, le pays le plus riche d’Afrique reste déchiré par la violence et les inégalités, la corruption et la pauvreté. Mais c’est une démocratie respectée et, semble-t-il, en paix avec elle-même. L’avenir dira si son héritage perdure, mais Mandela, aujourd’hui, semble être parvenu, par la force extraordinaire de sa personnalité, à libérer une société tout entière de la haine et de la peur. Viva Madiba.

Par Marc Epstein

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire