Mafieux de haut vol venus de l’Est

Géorgiens, Arméniens, Russes… La confrérie des Voleurs dans la loi n’écume pas que l’ex-URSS. Policiers et gendarmes s’inquiètent de l’enracinement en France de ces gangs spécialisés dans le cambriolage en série.

Qui est vraiment Artur Yuzbashev ? Est-il le membre éminent de l’internationale russophone du crime, installé en France depuis six ans, que décrivent les policiers ? Ou le pauvre hère dépeint par son avocat, épileptique et dépressif, à la raison ébranlée par la détention ? Le procès de ce citoyen russe de 40 ans, né en Géorgie d’une mère arménienne et d’un père yézidi, devait s’ouvrir à Bordeaux le 7 décembre. Il a été reporté, le temps pour les médecins de l’examiner. Souffre-t-il de troubles psychiatriques ? Ou singe-t-il la folie pour échapper à la justice française ? La première expertise a conclu à la simulation. Les résultats de la seconde, diligentée par sa défense, se font attendre.

Yuzbashev est la plus belle prise d’une opération judiciaire baptisée  » Odessa « . Le 4 juin 2013, jour de son anniversaire, 300 policiers interpellent simultanément, sur l’ensemble de la France, 42 Caucasiens soupçonnés de cambriolages en série. Pas de simples monte-en-l’air, mais les soldats disciplinés de la confrérie des Voleurs dans la loi, les fameux Vory v zakone (ou Kanonieri, en géorgien) qui dominent la nébuleuse criminelle de l’ex-Union soviétique. Ce matin-là, à Nice, les enquêteurs passent les menottes au patron présumé du réseau : Artur Yuzbashev, alias  » le prince de Nice « . Le suspect a beau ne pas payer de mine –  » 1 mètre 60, 35 kilos tout mouillé et deux de tension « , dixit un fonctionnaire, voilà un an qu’il figure sur la liste des cibles prioritaires de l’Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO).  » On le présente comme un grand chef, mais de quoi ?, s’étonne son avocat bordelais Me Pierre Blazy. Je ne l’imagine vraiment pas à la tête d’un groupe mafieux !  »

Le dossier Yuzbashev est pourtant l’un des premiers confiés au groupe de répression du crime organisé russophone dont l’OCLCO s’est doté en 2012 pour combattre les gangs venus de l’Est. Sept ans plus tôt, les premiers Vory ont débarqué en France, à la suite de l’adoption par la Géorgie d’une loi punissant de prison la simple appartenance à leur communauté. D’autres les ont rejoints après l’adoption, en février 2013, d’une amnistie générale qui leur a permis de recouvrer la liberté, à la condition de quitter le pays sous trois jours.

Sur les quelque 900 Voleurs dans la loi recensés par le fichier Millenium d’Interpol, combien ont opté pour l’exil ? Selon les services russes, 165 Géorgiens auraient pris la poudre d’escampette, dont 63 en direction de l’Europe de l’Ouest. Dans la plus grande discrétion.  » Les grosses cylindrées et les lunettes noires, ce n’est pas leur genre, pointe le colonel de la gendarmerie française Gilles Rougeaux, spécialiste des mafias. Ils s’efforcent d’être aussi passe-partout que possible pour ne pas attirer l’attention des forces de l’ordre.  »

Des infractions commises sur une échelle industrielle, avec une organisation quasi militaire

Aux braquages spectaculaires ou aux violentes attaques de fourgons blindés, les Vory préfèrent les cambriolages ou les vols à l’étalage. En douceur, le plus souvent.  » Ces infractions, prises individuellement, attirent peu l’attention, observe Frédéric Doidy, le patron de l’OCLCO. Mais, commises sur une échelle industrielle par ces réseaux russophones, elles représentent un préjudice très important. Et, derrière elles, se cache une structure de type mafieux.  » De 40 à 50 % des vols par effraction seraient imputables aux seuls Géorgiens, écumant, par petites équipes, des départements entiers. Les plus zélés commettent jusqu’à dix cambriolages par jour. Montant estimé de leur chiffre d’affaires annuel : 150 millions d’euros de marchandises dérobées.

Partout où cette fraternité du crime sévit, qu’elle soit géorgienne, arménienne, tchétchène, russe ou moldave, elle reproduit les mêmes structures quasi militaires : le parrain (vor) donne ses ordres aux responsables de pays (palogenets) qui supervisent les chefs de régions (smotryachi), lesquels dirigent les  » pions  » (chestiorki), petits soldats de la rapine souvent recrutés dans les centres d’accueil des demandeurs d’asile. Une dîme de 15 à 20 % est prélevée sur le butin pour alimenter une caisse commune appelée obshak qui finance la logistique ou le soutien aux détenus et rémunère les cadres de l’organisation.

Interdiction de travailler, d’avoir une famille et un toit permanent…

Née à l’époque de la Russie tsariste, la caste des Vory v zakone règne sur le crime organisé russophone. Dans les geôles soviétiques de l’entre-deux-guerres, ces aristocrates de la pègre, adeptes des tatouages, se sont forgé un code d’airain : interdiction de travailler, de collaborer avec la justice, d’avoir une famille et un toit permanent ou de posséder des biens de valeur. Mais les moeurs évoluent, même chez les voleurs. Les roses des vents tracées à même la peau en signe de refus de plier devant l’autorité ou les coupoles indiquant le nombre d’années de prison ne sont plus des musts – trop ostentatoires.  » L’interdiction de s’enrichir a pris du plomb dans l’aile, ajoute la commissaire Cécile Augeraud, à la tête du Sirasco, le service chargé de décortiquer les organisations criminelles au sein de la police judiciaire française. Et beaucoup sont mariés.  »

Artur Yuzbashev est un vor de son temps : il a une épouse, deux enfants, pas de tatouages, le goût des belles choses. Ce sont les gendarmes qui l’ont repéré au détour d’une de leurs affaires, la bien nommée  » Caucase 31 « . Le 9 novembre 2011, en fin d’après-midi, une caméra placée par leurs soins dans le clocher de l’église de Creissels (sud de la France) filme une étrange scène. Sur la placette en contrebas, des hommes se donnent l’accolade sous l’oeil vigilant d’un garde du corps tchétchène, avant de s’engouffrer dans une maison de village. Le maître des lieux, Revaz Lordkipanidze, 55 ans, dit  » Rezo  » ou  » Starik « , est un vor de haut rang, tout comme ses invités, venus pour certains du Portugal et de Suède. Dans leur jargon, un tel rendez-vous s’appelle une shodka : c’est le conseil d’administration des Voleurs dans la loi, habilité à discuter stratégie, finances et organisation. Voire à ordonner une exécution.

Artur Yuzbashev arrive à Creissels peu avant 18 heures. Lui aussi est loin d’être un inconnu. Promu vor ( » couronné « , disent les initiés) à la fin des années 1990, il a été arrêté dans la banlieue de Moscou en 2006.  » Faites-vous partie des Vory v zakone ?  » L’oeil planté dans l’objectif de la caméra qui le filme, il livre alors une réponse laconique aux policiers : Da. ( » Oui « ). Il sera condamné à deux mois de prison pour détention de drogue. En janvier 2010, il débarque en France. Pour soigner son épilepsie, assure-t-il. Avec sa femme Tatiana et leurs deux enfants, il habite une résidence tranquille près du port de Nice. Seul signe distinctif : les quatre téléphones portables dont il ne se sépare jamais. Placé sur écoute par l’OCLCO, Artur Yuzbashev se montre très bavard. Il évoque ses collègues installés à Thessalonique, en Grèce ; ses voyages à Chypre et en Italie avec des  » copines  » ; ses déplacements dans la moitié sud de la France pour récupérer l’obshak. Preuve de son rang au sein de l’organisation, il lui arrive d’adouber des comparses.  » Ces « couronnements » n’ont rien de très glamour, précise un bon connaisseur du dossier. Cela se passait parfois sur une aire d’autoroute !  »

Cette vie-là semble désormais bien loin à Artur Yuzbashev. Après douze mois derrière les barreaux de la maison d’arrêt de Mont-de-Marsan, il est désormais assigné à résidence, à Bordeaux, sous contrôle judiciaire. Son hôte de Creissels,  » Rezo  » Lordkipanidze, a été condamné à cinq ans de réclusion en septembre 2014 et expulsé un an plus tard vers la Géorgie.

Les dernières nouvelles de France ne sont pas bonnes pour les  » frères « . Policiers et gendarmes, épaulés par Interpol et Europol, leur mènent la vie dure. Malgré la loi du silence et la pénurie de traducteurs (les Vory s’expriment en russe, géorgien ou arménien, voire en mingrélien, une langue régionale de Géorgie), ils leur ont récemment porté quelques mauvais coups. Le 1er juin 2015, ils lancent leurs filets en Alsace, en Poitou-Charentes et sur la côte d’Azur. Bilan de l’opération  » Caucase 67  » : 37 ressortissants géorgiens et arméniens interpellés (dont deux en Grèce et un en Allemagne) ; un parrain sous les verrous, Zaza Elikashvili, 42 ans ; deux conteneurs de vêtements de marque et de bijoux interceptés sur le port d’Anvers ; des cigarettes de contrebande, des armes et de l’argent liquide saisis. A Rennes, quelques jours plus tard, les 24 membres d’un réseau géorgien, dont le smotryarch Guram Akhalaia, écopent de lourdes peines. Arrêté au Danemark, leur chef, le vor Kakhaber Alshibaia, 53 ans, attend son tour dans une prison française.

Règlements de compte sanglants en prison

L’organisation est minée, aussi, par les jalousies et les rivalités. Deux camps se disputent le pouvoir : le clan de Tbilissi, la capitale géorgienne, dont le parrain Aslan Usoyan, dit  » grand-père Hasan « , a été assassiné à Moscou en janvier 2013, et celui de Koutaïssi, la deuxième ville du pays, décimé la même année par l’arrestation de 25 de ses dirigeants. Les règlements de comptes sanglants s’immiscent jusque dans les prisons françaises, où près de 300 Géorgiens sont incarcérés. Ainsi,  » Rezo  » Lordkipanidze reçoit-il, dans sa cellule, plusieurs coups de poinçon au thorax, avant de manquer de mourir électrocuté. Sans jamais desserrer les lèvres… Certains profitent de la situation pour s’émanciper de la maison mère. Comme Artur Yuzbashev, qui tente de monter sa propre équipe avec des Arméniens. Mal lui en a pris. Lors de sa détention, les  » frères  » se sont bien gardés de lui apporter une aide matérielle.

Un troisième homme tente aujourd’hui, depuis la Russie, de réunifier la confrérie des Voleurs : Zakhar Kalashov, 62 ans, alias  » Shakro le Jeune « , à la tête d’un clan pluriethnique. Issu, comme beaucoup de vory géorgiens, de la petite communauté kurdophone des yézidis, il gérerait l’obshak géorgien, évalué à plus d’un milliard de dollars et sagement investi dans l’industrie pétrolière russe, l’immobilier, la restauration et l’hôtellerie. Sans oublier de faire fructifier sa fortune personnelle, estimée à 200 millions de dollars, qu’il a placée dans de luxueuses propriétés en Russie, aux Etats-Unis, en Espagne et en Géorgie. A lui seul, son ancien hôtel particulier néoclassique de Tbilissi, saisi par l’Etat, a été évalué à 25 millions de dollars… Ces temps-ci, Kalashov multiplierait les réunions au sommet pour apaiser les tensions et obtenir l’allégeance des  » frères « .

Par Anne Vidalie

 » Ils s’efforcent d’être aussi passe-partout que possible pour ne pas attirer l’attention des forces de l’ordre  »

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