Liu Xiaobo  » Ceux qui ont le pouvoir n’ont pas d’idéal « 

Durant les années 1980, vos conférences dans les universités chinoises faisaient salle comble, vous étiez invité à l’étrangerà Comment votre vie a-t-elle basculé ?

Avant 1989, j’ai été professeur de littérature à l’université normale de Pékin, puis enseignant invité à l’université Columbia de New York (Etats-Unis). Le 26 avril 1989, je suis rentré à Pékin, afin de participer au mouvement de la place Tiananmen. Les années 1980 ont été historiquement la meilleure période de l’ouverture de la Chine. A la tête du pays, il y avait de grands dirigeants réformateurs, comme Hu Yaobang et Zhao Ziyang. De nombreux étudiants, qui avaient grandi dans le contexte du moment, soutenaient fortement l’ouverture. Dans mon pays, les événements politiques importants commencent souvent avec le décès d’une personnalité ; ce fut le cas avec celui de Hu Yaobang. Très populaire, il avait été secrétaire général du Parti communiste (PC), avant d’être brutalement démis, en 1987. Deux ans plus tard, sa mort déclenche une vague d’hommages qui débouchent sur le mouvement de Tiananmen : intellectuels, professeurs d’université et membres du PC chinois réclament plus de justice, de démocratie et de liberté. Le mouvement réunit aussi ouvriers, paysans de la région de Pékin, moines bouddhistes, institutrices d’école maternelle, étudiants de l’école de policeà Tout le pays est touché, même si les étudiants et les intellectuels sont au premier plan. Par la suite, le gouvernement affirmera que des intellectuels, dont moi, tiraient toutes les ficelles. C’est faux : lorsque je suis rentré en Chine, les événements étaient déjà bien avancés.

Qu’avez-vous vu sur la place Tiananmen ?

Le 2 juin, en solidarité avec les étudiants, j’ai commencé une grève de la faim, en compagnie de trois autres personnalités. La place était alors encerclée par la police. Je me souviens que deux ouvriers, de notre côté, s’étaient procuré des fusils. Je me suis emparé des armes et je les ai jetées à terre. Le matin du 4 juin, nous avons négocié avec les policiers pour qu’ils fassent une brèche dans leur cordon, afin d’évacuer la place. Puis nous avons commencé à faire sortir les étudiants qui souhaitaient quitter les lieux.

Pourquoi ne pas être parti ?

Je suis resté, car je voulais être parmi les derniers à quitter les lieux. A un moment, seuls 200 étudiants grévistes de la faim, accompagnés de médecins et d’infirmières et d’autres manifestants – en tout, 500 à 600 personnes – étaient encore sur place. C’est alors que des soldats ont pris position : de nouvelles troupes, que nous n’avions pas vues auparavant. Les hommes du premier rang étaient armés seulement de bâtons. Derrière eux, d’autres portaient des bâtons et des boucliers. Le troisième rang, lui, était armé de pied en cap. Les soldats ont fait le V de la victoire, signe de ralliement des étudiantsà

[Liu Xiaobo éclate en sanglots ; le massacre des manifestants par les soldats ne s’est pas déroulé sur la place même, mais à ses abords et dans les quartiers voisins.]

Est-il possible de faire un bilan ?

C’est difficile. Je dirais, au moins mille morts.

Vous avez échappé de justesse au massacre. Que s’est-il passé pour vous ensuite ?

J’ai été arrêté et envoyé en prison deux jours plus tard, le 6 juin 1989, sans procès. J’y suis resté vingt mois, jusqu’au 26 janvier 1991. Depuis lors, j’ai été placé en rési-dence surveillée, en mai 1995 pendant sept mois. Puis j’ai été envoyé, sur une décision administrative, à Dalian [environ 900 kilomètres à l’est de Pékin], où j’ai passé trois ans en  » camp de rééducation par le travail  » du 18 octobre 1996 jusqu’en 1999.

Quelle était votre vie en prison ?

Je n’aime pas beaucoup en parler. J’étais isolé. A la différence des autres détenus, on ne m’a jamais fait travailler. Certains prisonniers politiques comme moi bénéficiaient d’un traitement matériel de faveur par rapport aux autres. Nous étions, en revanche, totalement coupés du monde. Certains ont connu pire. Un de mes amis, Liao Yiwu, a été emprisonné durant quatre ans, à la suite des événements de 1989, pour avoir écrit deux poèmes. Le premier s’appelait Le Grand Massacre. Le deuxième, Lacrimosa (1). Il a subi tous les mauvais traitements possibles : menotté dans le dos pendant quarante jours, nu, il recevait des coups de matraque électrique sur le corps. Quatre fois, il a tenté de se suicider.

La plupart des têtes du mouvement de Tiananmen ont réussi à fuir à l’étranger. N’avez-vous pas tenté de quitter la Chine ?

Je ne suis pas parti car je considère que j’ai une dette vis-à-vis des victimes de Tiananmen. J’ai participé à cet événement très important pour la paix et la liberté et je me considère comme un survivant. La plupart des morts sont des étudiants, des ouvriers, c’est-à-dire le peuple chinois. Personne ne peut entendre la voix de ces victimes. C’est pourquoi, en tant que survivant, je dois parler en leur nom.

Est-ce pour cela qu’aujourd’hui ces événements sont devenus tabous ?

Aujourd’hui, il y a un vrai problème de transmission de la mémoire de Tiananmen. L’information est bloquée, censurée par les autorités. Les jeunes générations sont en passe d’en oublier l’existence. C’est un moyen essentiel pour le PC de conserver son contrôle sur la société : couper la transmission de la mémoire, effacer le passé.

Comment jugez-vous l’évolution générale de la situation depuis cette époque ?

A l’issue de la confrontation de Tiananmen, il n’y a pas eu de vainqueur. Les étudiants ont fait un grand sacrifice. Le pouvoir, lui, a largement perdu la confiance du peuple. Sa légitimité est atteinte. Cela dit, le contrôle et la peur étaient plus forts dans la période qui a suivi Tiananmen que dans les années 2000. Les jeunes d’aujourd’hui, nés dans les années 1980, n’ont pas peur de se rencontrer ou de discuter entre eux sur Internet.

Est-ce à dire que le temps où les Chinois connaîtront la liberté est proche ?

C’est un long processus, une évolution progressive. Aujourd’hui, ceux qui ont le pouvoir n’ont pas d’idéal, et ceux qui ont un idéal n’ont pas le pouvoir. Le gouvernement chinois n’a pas la capacité d’écraser la conscience morale de la population chinoise. C’est pourquoi je pense que l’avenir de la liberté en Chine dépend du peuple.

(1) Poèmes de prison (L’Harmattan, 2008).

Propos recueillis par Robert Neville

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