Littérature spectacle

Avec M.M.M.M., Jean-Philippe Toussaint a fait de quatre de ses romans un spectacle total, bientôt au théâtre de Liège. Mettre en scène l’écriture ? La tendance s’intensifie, qui voit les écrivains se métamorphoser de plus en plus régulièrement en performeurs.

Paris, début de printemps. Une foule compacte se presse aux portes du théâtre de l’Odéon dans la douceur du soir qui tombe. Vision habituelle, rituel quotidien. Mais la nature du rendez-vous, cette nuit, est inédite. Intitulé M.M.M.M. (pour Marie Madeleine Marguerite de Montalte), le show sera celui d’un écrivain. Deux noms, pourtant, sur le ticket d’entrée : Jean-Philippe Toussaint, romancier vidéaste, et le Delano Orchestra, jeune ensemble de folk-rock indé français ayant notamment tourné avec Jean-Louis Murat. Encore augmenté de projections et extraits de courts métrages, le spectacle, bientôt programmé au théâtre de Liège, s’annonce  » lecture musicale « , ou  » concert littéraire « , faute de mieux. Une forme hybride qui a tendance à se multiplier ces derniers temps, jusqu’à incarner un nouveau genre en soi : la littérature live, ou la mise en spectacle de l’écriture. Voix, musique, image, écran… S’il n’y avait, jusqu’il y a peu, que les poètes sonores pour oser la performance, depuis une quinzaine d’années, les romanciers s’aventurent de plus en plus sur le terrain de la littérature augmentée.

Travailleur solitaire engagé un peu malgré lui dans l’inévitable pente glissante du personal branding, l’auteur se doit aujourd’hui d’être omniprésent s’il veut rester désirable. Enchaîner les rencontres en librairie ou en salon, lire des extraits de son roman seul sur une chaise, devant une table et un verre d’eau : se vendre, quand il s’agit d’écriture, revêt souvent les mêmes contours ingrats. D’où le besoin, chez certains d’entre eux, de sortir de ces formes figées.  » On est de plus en plus sollicité en tant qu’écrivain à réfléchir sur la manière dont on peut proposer de parler des romans qu’on écrit. Et les outils mis à notre disposition sont de plus en plus sophistiqués. Ça nous oblige à imaginer des projets plus aboutis « , confirme Eric Reinhardt. En 2014, le romancier vient de publier L’Amour et les Forêts quand son fils lui fait écouter le premier EP de Feu ! Chatterton.  » Je les ai contactés, mon initiative les a enchantés. Ils ont lu mon roman, et quand on s’est revus, on est tout de suite tombés d’accord : on voulait créer quelque chose qui ne relèverait pas du « texte-chanson-texte », de cette mécanique-là. On voulait quelque chose qui viendrait brouiller les univers délimités et visibles. Que ce soit un vrai spectacle.  » Sur scène et entre deux morceaux enfiévrés, le charismatique Arthur Teboul lit des extraits du roman, et Eric Reinhardt les paroles des chansons du groupe.  » Il fallait que les univers s’interpénètrent, qu’on mette nos moyens et nos imaginaires en commun pour raconter une histoire tous ensemble. Transmettre une sensation, fabriquer un climat, quelque chose de très immersif. Un peu comme être perdu dans la forêt.  » Acclamé, le spectacle finira programmé au festival d’Avignon en 2015.

Peu importe ici que le public soit déjà familier de l’oeuvre : il répond présent. Commissaire de plusieurs festivals littéraires en France, Olivier Chaudenson dirige depuis 2013 la Maison de la poésie à Paris. A l’exacte rencontre de la salle de concert et du salon littéraire, le lieu est un laboratoire des nouvelles formes, qui entend  » symboliser, accompagner et amplifier cette revitalisation de la littérature par la scène « , porté par une intuition toute postmoderne :  » Il s’agit de défricher de nouveaux territoires artistiques. Provoquer des effets de découverte, et décloisonner le public. Ces nouvelles formes sont une façon inédite de parler littérature, de montrer qu’elle n’est pas une forme vieillissante, seulement dédiée à un public savant. On tente d’offrir une approche rajeunie. De rencontrer le goût du public, et le voir y prendre du plaisir.  »

Du livre à l’écran

Difficile, en ces temps de fragilisation générale du secteur, de ne pas voir aussi dans ces nouveaux formats la possibilité, pour le livre, de développer une partie de son économie hors du circuit de distribution traditionnel. Mais plus intimement, la littérature live est aussi l’occasion, pour les auteurs, de se déployer – décliner une vision, une sensibilité sur un terrain élargi, décillé. Quelques jours après la première parisienne de son spectacle conçu en résidence à Clermont-Ferrand, Jean-Philippe Toussaint baigne toujours dans cette joie singulière :  » M.M.M.M. est une forme théâtrale sans équivalent, à propos d’un cycle romanesque assez vaste. La monter a été pour moi un plaisir sans nuances. Un aboutissement. C’est un spectacle qui contient tout ce que je suis, tout ce que j’aime.  » Même adrénaline chez Eric Reinhardt devenu, le temps de quelques représentations, le sixième membre d’un groupe de rock. » Connaître le trac, être dans l’incandescence : la scène, c’est du présent pur. Et c’est complètement addictif : après chaque représentation, je me réveillais le lendemain, et ma première pensée, c’était que je voulais que ça recommence.  » Au-delà de l’engagement du corps et du spectaculaire, le travail avec des musiciens et vidéastes peut aussi venir relancer l’écriture dans ses enjeux les plus intrinsèques. Habituée des planches, la romancière Olivia Rosenthal (Que font les rennes après Noël ?, Ils ne sont pour rien dans mes larmes) a récemment monté un spectacle autour de son dernier texte, Toutes les femmes sont des aliens, enveloppée d’une bande-son inédite signée Antoine Oppenheim :  » J’aime voir ma littérature sculptée par les interventions d’un musicien, cela me fait entendre mon texte différemment. Un autre artiste va venir travailler les pulsations de sa phrase, proposer des endroits de silence, et jouer un rôle dans le phrasé d’un texte. La musique vient donner du souffle et recréer quelque chose du suspense que j’essayais de monter avec l’écriture.  »

Alchimie

Creuser en soi, plonger au plus intime pour écrire un roman. Puis assumer en public cette parole conçue dans le silence, voir ce rapport exposé sous le feu des projecteurs : le passage à l’acte est loin d’être anodin. Olivia Rosenthal parle d’un moment charnière :  » Je pense qu’il ne faut pas faire de ces nouvelles propositions la raison principale, la forme majoritaire de la littérature. Il y a un écueil aujourd’hui, me semble-t-il, qui consiste à faire croire que la littérature est faite pour être prononcée, portée oralement : ce n’est pas le cas. Il n’y a pas de nécessité. Il y a des vertus silencieuses, aussi, dans certains textes. Je pense que ça peut desservir des écrivains qui seraient moins à l’aise avec ça. Ça peut parfois être complètement contre-productif.  » Et s’il y a des types d’écrivain – on pense notamment à Virginie Despentes, Arnaud Cathrine, Maylis de Kerangal… – à qui l’exercice convient davantage qu’à d’autres (un grand écrivain ne fait pas forcément un grand lecteur), l’alchimie tient naturellement aussi et en premier lieu à la nature des textes :  » C’est moins une question de thèmes que de forme. Pour les écrire, je travaille mes textes à voix haute. D’une certaine manière, la littérature que j’écris est d’emblée sonorisée, oralisée. Faite pour être dite. Et la scène vient naturellement l’amplifier, la faire résonner « , explique Olivia Rosenthal. Même écho chez le styliste Eric Reinhardt :  » Quand j’écris, je cherche à ce que l’écriture diffuse des sensations, qu’il y ait une fluidité, un impact. C’est un prolongement naturel pour moi d’être sur scène. Parce que j’ai beaucoup de plaisir à faire repasser le texte par mon corps. Au lieu d’un lecteur abstrait, j’ai un spectateur devant moi, mais c’est la même chose : il faut que les mots viennent le percuter.  » Si la musique, dont les écrivains s’entourent, laisse beaucoup d’espace, c’est par définition moins le cas des vidéos, plus affirmatives et intrusives. Dans M.M.M.M. , Jean-Philippe Toussaint fait une série de projections – des vidéos d’Ange Leccia et Pascal Auger, notamment :  » Je suis persuadé que c’est beaucoup plus riche qu’une adaptation cinématographique, qui impose trop, et vient parfois contredire les images mentales suscitées à la lecture. Ici, ces visions, il s’agit davantage de les réactiver, de les re-susciter. Il ne me semble pas gênant que ces scènes projetées viennent se mêler au corpus d’images que chacun a, parce qu’on laisse une part créatrice au spectateur. On ne remplace rien.  »

Jeu subliminal, évocation sensorielle, surimpression diffuse : le romanesque est partout là où on le fuit, constamment réinventé. Et ces expériences savent aussi créer un appel d’air – une paradoxale soif de littérature. En témoigne ce spectateur que Jean-Philippe Toussaint croise au bar après la première de M.M.M.M. à Clermont-Ferrand : visiblement très ému, l’homme félicite avec transport l’écrivain sur ce qu’il vient de voir. Avant, quelques instants plus tard, de revenir l’apostropher :  » Mais tout de même ! C’est mieux quand on vous lit, non ?  »

M.M.M.M. de Jean-Philippe Toussaint et The Delano Orchestra, le 28 avril au théâtre de Liège.

PAR YSALINE PARISIS, À PARIS

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