Les voix du Seigneur

Du chant grégorien aux compositeurs classiques, le répertoire sacré a scandé toute l’histoire de la chrétienté. Même s’il n’a cessé de croiser la route du profane.

Des chants rituels de l’Eglise de Rome au Requiem de Duruflé, près de deux millénaires de répertoire sacré en Occident nous contemplent, avec leurs richesses insondables et leurs mystères qui ne le sont pas moins. Leur origine est en effet à chercher loin, très loin dans la tradition judéo-chrétienne, aux sources même de la Bible et d’Israël, le peuple qui marche. Car c’est aussi le peuple qui chante et dont les cantiques évoquent les grandes étapes de sa quête, ses victoires et ses défaites, sa joie comme ses peines. Les témoignages ne manquent pas dans l’Ancien Testament. Mais c’est surtout dans le Livre des Psaumes que sont exprimés avec force ces élans à la fois liturgiques, lyriques et musicaux. Psaume, du grec psalmoi, fait d’ailleurs référence à un instrument à cordes, le psaltérion, que l’on pinçait en accompagnant le chant des hymnes.

Bien qu’ils cherchent à imposer de nouveaux usages, les premiers chrétiens poursuivent certaines pratiques rituelles juives : ainsi, leurs rituels sont toujours accompagnés de chants. Mais la plupart du temps secrets, du fait de la persécution. Il faut attendre l’an 313, et l’édit de Constantin, pour que l’on commence à organiser de grandes cérémonies chrétiennes. Elles sont souvent calquées sur les cérémonies antérieures :  » On garde ainsi le dynamisme des anciennes religions tout en les revêtant d’un nouvel apparat chrétien « , constate le musicologue et chanteur Marcel Pérès, fondateur de l’ensemble Organum. Les récits d’Ethérie, du IVe siècle, nous renseignent sur leur déroulement à Byzance et au Proche-Orient. La fonction des chants est alors très hiérarchisée : certains sont réservés à l’évêque, d’autres au prêtre, au diacre ou au sous-diacre, et d’autres encore au psalmiste – qui est le chantre ; parfois, l’assemblée intervient. Les langues utilisées sont, elles… fluctuantes !

Le chant latin se rencontre dans l’Empire romain et jusqu’au nord de l’Afrique dès le IIe siècle. A Rome, en revanche, on a chanté en grec jusqu’au IVe siècle. Avec l’effondrement de l’Empire, au Ve siècle, les choses changent. Le monde latin, qui reste présent dans l’ouest de l’Europe, disparaît de l’Afrique du Nord. Au Moyen-Orient, on chante dans les langues originelles, en araméen, en syriaque, mais aussi en copte, la langue des anciens Egyptiens. Au Proche-Orient, ces langues vernaculaires sont utilisées, avant d’être remplacées par le grec, sauf chez les Arméniens, qui, eux, emploient très vite leur propre langue dans la liturgie.  » En fait, note Marcel Pérès, il n’y a pas vraiment eu de cassure culturelle entre le paganisme et le christianisme. Aujourd’hui, d’un point de vue musical, il est impossible de distinguer ce qui a été spécifiquement apporté par la chrétienté.  »

Mais sait-on seulement ce qu’on chantait à l’époque ? Les formes musicales étaient bien éloignées de ce que l’on enseigne aujourd’hui dans les conservatoires… Pour les Pères de l’Eglise, la musique vise avant tout un chant intérieur, inspiré, propre à élever l’âme, en harmonie avec les textes sacrés. Elle est indispensable à la vie du chrétien et ne sera jamais remise en question, comme pourra l’être un temps la peinture, cible des iconoclastes. Au fil du temps, les papes vont d’ailleurs oeuvrer à la codification des pratiques liturgiques, notamment Grégoire Ier, qui laisse son nom au  » chant grégorien « .  » Dans ce monde d’alors, souligne Pérès, on essayait de conserver le plus de choses possible de l’Antiquité, car on était conscient de la disparition progressive de cette culture : ceci n’a pas échappé aux Carolingiens, à Pépin le Bref et à Charlemagne, qui, pour donner une unité culturelle à un empire disparate, sont allés chercher à Rome l’origine de la musique gréco-latine.  » Ainsi, dès le IXe siècle, sous leur impulsion, des textes de théorie musicale se répandent dans l’empire carolingien.

La musique doit rendre la foi accessible à tous

Chaque grande aire géographique adopte alors des rites et des répertoires distincts. De cette époque datent aussi l’invention de la notation musicale et les premiers manuscrits, forgés dans les monastères. La musique instrumentale, qui, dans la civilisation antique, rythmait le quotidien, a quasiment disparu de la vie publique. Lien direct entre l’homme et le divin, la musique doit rester au service du culte.

Cependant, après les premières croisades, l’Eglise perd une part de son pouvoir sur la création et laisse place à l’émergence d’une musique profane : c’est le temps de l’amour courtois et des poètes musiciens, les troubadours et les trouvères. Au XIIe siècle, on passe aussi de l’ère des monastères à celle des cathédrales. Il convient de s’adresser à des assemblées de plus en plus vastes. L’orgue, bien adapté à ces cultes nouveaux, est le premier instrument introduit dans la liturgie. En même temps, l’art musical se complexifie. A Notre-Dame de Paris sont composées les premières polyphonies, dont la Renaissance livrera les plus beaux exemples. De Pérotin (v. 1150-v. 1236) à Josquin des Prés (1440-1521), de Guillaume de Machaut (1300-1377) à Tomas Luis de Victoria (1548-1611), des figures de musiciens européens émergent. Ils écrivent les premières messes. On les considère alors comme des savants, et non comme des artistes. Il est vrai que leur science est sans limites ! Ils ont introduit en musique un bouleversement comparable à l’apparition de la perspective en peinture. L’Eglise est ainsi à l’origine de deux apports majeurs de l’Occident.

La musique suit les évolutions de la foi. Durant la crise due au schisme d’Avignon, au XIVe siècle, le peuple se tourne vers lui-même, et sa religiosité emprunte alors à des attitudes individuelles de pénitence et de superstition. De nouvelles formes de piété voient le jour, notamment le culte marial. C’est une Vierge Marie souffrante que l’on implore dans le texte du Stabat Mater, qui naît à cette période. Pénétré de dévotion franciscaine, il sera mis en musique par de nombreux compositeurs. C’est aussi durant cette période que se développent les mystères, sortes de jeux paraliturgiques, mis en scène de la Passion du Christ où la musique joue son rôle. Comme la peinture, censée illustrer l’Evangile, la musique doit rendre la foi accessible à tous.

Un langage facilement mémorisable

Les XVe et XVIe siècles voient se succéder de nouvelles crises. L’Histoire s’emballe. Les bouleversements politiques, la guerre, la décadence d’une partie du clergé, mais aussi la découverte de nouvelles terres, le progrès des sciences, l’évolution des idées humanistes sont autant de raisons qui vont pousser à la réforme de l’Eglise proposée par Martin Luther (1483-1546). Sa théologie, nourrie de l’esprit évangélique, propose un retour aux textes bibliques. C’est aussi une rénovation du culte. Les ruptures inévitables avec la liturgie catholique romaine qui en découlent, mais plus encore l’intérêt de Luther pour la musique et les rapports étroits qu’il élabora entre sa pensée théologique et sa production musicale (les Lieder), sont à l’origine d’une liturgie réformée, qui s’impose dans un premier temps dans toute l’Allemagne, puis dans le nord de l’Europe.  » La lecture n’est pas aussi utile que l’audition « , écrit ainsi Luther dans le Cours sur les petits prophètes. La musique participe de son souci de transmettre la parole de Dieu en un langage clair et cohérent, facilement mémorisable et facilitant l’unité de la communauté des croyants. Cette doctrine favorable à l’art des sons a sans doute permis, quelques générations plus tard, l’éclosion d’un génie de la dimension d’un Jean-Sébastien Bach – un compositeur tout entier tourné vers la musique sacrée. La Réforme doit à Bach d’avoir écrit les plus belles pages de sa musique. Mieux : elle lui doit d’avoir réalisé la synthèse, voulue par Luther, d’une expérience de Dieu par la musique, porte d’entrée d’une véritable connaissance théologique.

Contrecoup du protestantisme, la Contre-Réforme catholique, décidée au concile de Trente (1545-1563), réalisa les transformations de l’Eglise attendues depuis longtemps. La division de la chrétienté n’en demeura pas moins un fait établi : catholicisme et protestantisme en Europe occidentale, orthodoxie en Europe orientale. La production artistique s’en trouva bouleversée pour longtemps. Dans le monde réformé, l’art n’était plus soutenu comme il l’était au sein des pays catholiques. La peinture et toute figuration religieuse y étaient en général considérées comme  » une survivance d’idolâtrie papiste « , ainsi que le souligne Ernst Hans Gombrich dans sa célèbre Histoire de l’art. Censée dénoncer l' » impureté  » d’une partie de la production artistique, la Contre-Réforme impulse au contraire un profond mouvement créatif, à l’origine de ce l’on nommera le style  » baroque « . On le retrouve dans l’architecture des nouvelles églises et dans l’évolution du style musical. Un sentiment de grandeur succède à l’austérité de la Renaissance. L’église devient un espace sacré aux allures de théâtre. De 1600 à la fin du XVIIIe siècle, la plupart des paroisses possèdent un orchestre et un choeur. Il n’est pas rare de voir plusieurs orgues au sein du même édifice… De nouveaux genres musicaux apparaissent, comme l’oratorio, et on ne s’étonnera pas de constater qu’ils sont directement influencés par l’opéra profane. Toujours plus fastueuse, la musique de cette époque  » utilise un langage oecuménique, visant à l’universel « , comme l’explique Sylvain Gasser dans son guide de la Musique sacrée en Occident (Sony, 1997).

Un grand basculement a lieu à cette époque. Peu à peu, la musique d’église s’éloigne de la pratique liturgique pour devenir un art, et, pour les compositeurs, un métier. Du temps de Mozart (qui n’écrit pas moins de 18 messes !), la production reste abondante, mais subit la concurrence du concert et de l’opéra, en plein essor. La sécularisation de la société avance, les fidèles se transforment en public. Les grands créateurs du XIXe, de Schubert à Berlioz, de Dvorak à Tchaïkovski, écrivent toujours des oeuvres sacrées, mais ne marquent plus de différence stylistique entre la musique religieuse et profane. On peut en outre trouver plus d’élévation et de spiritualité dans certaines Symphonies de Bruckner, destinées au concert, que dans les nombreuses musiques écrites pour l’Eglise à la même époque. On parle alors, avec raison, de  » religion de la musique « , pour décrire la grandeur du répertoire romantique, notamment l’oeuvre de Wagner. Si ce dernier n’écrit pas de musique pour l’Eglise, il offre Parsifal,  » festival scénique sacré « , au culte de la musique… et de son génie.

Le renouveau du chant grégorien

C’est dans ce contexte de déclin de la musique sacrée que l’on assiste à un renouveau du chant grégorien – l’équivalent du style néo-gothique en architecture. A Solesmes, dans la Sarthe, où l’ordre bénédictin a été restauré en 1833, les moines tentent de renouer avec une tradition perdue. Le pape Pie X rendra ces recherches officielles en 1903.  » Avant le XVIIe siècle, explique encore Marcel Pérès, une musique « sacrée » aurait signifié que l’objet sonore était, en soi, sacré. Dans nos sociétés, aujourd’hui, ce terme est édulcoré, et cette association ne choque personne. Car, même si la musique concourt à la connaissance du sacré, elle n’est pas « sacrée » : est sacré ce qui a trait directement à la divinité, ce que Dieu possède en propre et qu’il peut nous communiquer.  » La musique n’est plus qu’un moyen d’accéder au sacré. Certes. Mais qui n’a pas fait, quelles que soient ses croyances, l’expérience de la grandeur avec le Messie de Haendel, de l’élévation avec l’Ave Verum, de Mozart, de l’effroi face à mort avec le Requiem de Verdi ou de la joie consolatrice de Bach ?  » C’est le coeur qui sent Dieu, et non la raison « , écrivait Pascal.

Par Bertrand Dermoncourt; B. D.

Peu à peu, la musique d’église s’éloigne de la pratique liturgique pour devenir un art, et, pour les compositeurs, un métier

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