Les transhumains ont débarqué

Neurones, gènes, implants électroniques… Dans le secret des laboratoires, des scientifiques de haut vol travaillent à une version améliorée du corps humain. Jusqu’où aller dans le couplage entre l’homme et la machine ?

Le 8 octobre 1958, pour la première fois dans l’Histoire, des chercheurs greffent un pacemaker dans le corps d’Arne Larsson, un quadragénaire suédois, pour stimuler son c£ur défaillant. Jamais encore la technologie n’avait corrigé un organe biologique au moyen d’un appareil électrique introduit sous la chair. C’était il y a plus d’un demi-siècle. Depuis, la science a fait des bonds de géant, sans que le grand public mesure l’ampleur de cette révolution. Des implants électroniques stimulent le cerveau de patients atteints de la maladie de Parkinson et combattent la surdité ; des souris paraplégiques remarchent sans que le Saint-Esprit semble y être pour grand-chose ; l’ordinateur se met à lire dans nos penséesà Les scientifiques en sont maintenant à imaginer détourner les implants de leur vocation réparatrice afin d’améliorer le corps humain. Leur but : décupler nos capacités physiques et cérébrales, faire advenir une nouvelle espèce, au nom déjà tout trouvé – le transhumain -, appelée à remplacer une humanité biologique vouée à disparaître, telle une première esquisse ratée.

Des fantasmes de techno-prophètes ? Rien n’est moins sûr, comme le prouve Philippe Borrel dans son documentaire saisissant, Un monde sans humains ? diffusé sur Arte, le 23 octobre dernier. Le réalisateur a glissé sa caméra dans des laboratoires choyés par des gouvernements, aux Etats-Unis, en Corée, au Japon ou en Europe, par des hauts gradés militaires et de riches entrepreneurs – des patrons de Google aux discrets magnats de la Silicon Valley – adeptes du libéralisme économique le plus débridé. Des dizaines de milliers de chercheurs, des milliers de laboratoires travaillent sur ces technologies émergentes dans tous les pays développés. Cela va si vite que le documentaire de Philippe Borrel semble déjà dépassé. Dans l’une des scènes du film, un tétraplégique dessine par la pensée sur un écran d’ordinateur, grâce à une puce implantée dans son cerveau. Depuis cette année et dans le même laboratoire, l’écran a cédé la place à un robot que le patient peut contrôler pour parvenir à attraper un objet.

 » Si on pouvait découpler l’individu de son corpsà « 

 » L’un de mes plus grands problèmes est de convaincre les gens de ce qui existe déjà, pas de ce qui se prépare « , a soupiré, face à la caméra, Joel Garreau, qui a longtemps dirigé la rubrique sciences du quotidien américain The Washington Post.

De fait, nous vivons déjà avec ce qui s’apparente à des extensions électroniques de nous-mêmes : les téléphones mobiles haut de gamme, iPhone et autres Android, par exemple. Après avoir décuplé nos possibilités de communication et de perception de l’environnement, grâce à leurs multiples capteurs, ces outils technologiques commencent à proposer des applications médicales sous forme d’accessoires mesurant le taux de glucose ou la tension artérielle. Ces informations sont ensuite transmises, via Internet, au médecin traitant.  » D’ici à dix ans, je pourrai me faire implanter un capteur biochimique qui m’alertera instantanément quand je serai en train de consommer trop d’aliments industriels ou en cas d’excès de sucre « , pronostique ainsi un futurologue californien aux allures de dandy. Du côté des neurosciences, on ne chôme pas non plus. Des biologistes ont réussi à piloter le vol d’une mouche, après avoir modifié ses neurones. Ils ont ajouté à ces derniers un gène d’algue, organisme sensible à la lumière. En projetant un faisceau bleu ou jaune, ils peuvent activer ou désactiver les neurones de l’insecte à volonté. Ce procédé, appelé l’optogénétique, permet de faire danser et pondre à loisir un petit ver baptisé C. elegans. Des travaux en principe fondamentaux, qui suscitent déjà de nouvelles vocations. David Dalrymple, jeune prodige des mathématiques entré à l’université à 9 ans puis au Massachusetts Institute of Technology (MIT) à 14, a ainsi séjourné en 2011 à Harvard pour s’initier à l’optogénétique. S’inspirant d’une idée que lui avait suggérée Larry Page, le patron de Google, il entend reproduire par ordina- teur le fonctionnement des 302 neu- rones du ver C. elegans, et le schéma mental complet – la conscience – du petit animal dans une mémoire informatique. Le jeune crack de 21 ans doit inaugurer ces jours-ci son laboratoire près de San Francisco, financé par un milliardaire de la Silicon Valley. Face à Philippe Borrel, il a justifié ses recherches :  » A partir d’un profil Facebook, il n’est pas encore possible de modéliser la manière dont on pense, dont on agit, et d’anticiper un comportement. Mais si on pouvait découpler l’individu de son corps biologique et faillible, on ne serait plus obligé de considérer la mort comme aujourd’hui. On pourrait sauvegarder nos consciences sur des disques durs et, du coup, atteindre une longévité infinie.  » Après le ver, David Dalrymple espère reproduire par ordinateur la complexité neurologique croissante des animaux de laboratoire : le poisson-zèbre, la mouche, la souris, le singeà avant de s’attaquer à l’homme d’ici à une vingtaine d’années.

Dopés à l’aide de bits, d’atomes, de neuronesà

C’est sur les bancs de l’université de la Singularité – tiré du mot anglais singularity – que le jeune scientifique a acquis cette foi inébranlable dans le progrès. Lieu phare de la mouvance transhumaniste, installée sur un campus californien de la Nasa à deux pas du siège de Google, l’université tire son nom d’un concept inventé pour partie par Ray Kurzweil, l’un des pères de l’intelligence artificielle et cofondateur de l’établissement. La  » singularité  » indique le moment où la puissance des puces électroniques surpassera celle de notre cerveau – soit dans moins de quarante ans, d’après les transhumanistes. L’homme n’aurait alors d’autre solution que de s’implanter des composants et des avatars technologiques pour espérer survivre dans un monde assoiffé de productivité. L’université de la Singularité s’emploie à façonner les esprits de jeunes chercheurs et de brillants entrepreneurs en les persuadant que le monde de demain sera exponentiel, comme l’évolution des performances des puces informatiques ou du nombre d’abonnés de Facebook. Les technologies émergentes convergeront pour faire naître une foule de nouveaux produits que les humains en quête de performance s’arracheront avant de céder la place à des superhumains, dont l’intelligence et le corps seront indifféremment dopés à l’aide de bits, d’atomes, de neurones et de gènes.

Certes, retards, échecs et désillusions sont à prévoir. Mais le coup est parti, et rien ne l’arrêtera, a affirmé Ray Kurzweil à Philippe Borrel.  » Grâce au progrès scientifique, nous arriverons à gagner toujours un peu plus sur le temps. Cela ne se fera pas en un seul grand bond, en cochant la case « Je veux être amélioré par la technologie » ou pas. Cela se produira avec des centaines, des milliers de petits pas, chacun correspondant à une demande et à une acceptation du marché. Très peu nombreux seront les gens qui refuseront d’y aller.  » Autrement dit, ces technologies qui auront su se rendre indispensables provoqueront une telle accoutumance que nous finirons par accepter qu’elles nous transforment : c’est déjà le cas d’Internet, qui a enrichi notre culture et notre quotidien, mais aussi modifié le fonctionnement de notre mémoire. Face à la puissance des géants de la technologie, la société et les politiques semblent bien en peine de trouver des garde-fous. Mais y ont-ils seulement réfléchi ?

DENIS DELBECQ

 » Depuis longtemps, les premiers explorateurs de la Terre avaient atteint les limites de la chair : […] ils transférèrent d’abord leur cerveau, puis leurs pensées seules, dans de nouveaux abris de métal et de gemme […]. Ils ne construisirent plus de vaisseaux spatiaux. Ils étaient eux-mêmes des vaisseaux spatiaux.  » Arthur C. Clarke, dans 2001 : l’Odyssée de l’espace (1968).

Ces technologies qui auront su se rendre indispensables provoqueront une telle accoutumance que nous finirons par accepter qu’elles nous transforment

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