Les riches, sans complexe

Ils ont gagné pacifiquement et vivent dans une bulle climatisée, mieux nourris, soignés et protégés que la grande majorité. Extraits du livre et réactions de quelques riches Belges.

C’est la queue qui remue le chien

La nouveauté, désormais, est qu’il y a des riches partout et qu’ils se multiplient. Si l’on s’en tient aux seuls millionnaires en dollars, leur nombre total est déjà équivalent à la population de la Belgique (12 millions). Cela peut paraître considérable, mais ils ne représentent ainsi que 0,2 % de la population mondiale. […]

 » Riche  » est un mot-valise. Sous ce même vocable, bien flou, on trouve en France les salariés à partir de 4 500 euros par mois (3 % de la population) jusqu’aux 20 milliards de patrimoine de Bernard Arnault qui, pour être le Français le plus riche, n’est  » que  » la dixième fortune du monde. Entre les pauvres, les écarts vont au maximum de 1 à 3. Entre les riches, ils peuvent atteindre 1 à 1000. Paradoxalement, les riches sont aussi visibles que mal connus. […]

Quelles que soient les transformations, les guerres, les révolutions, il se recrée en surface une couche de riches. Comme dans la vinaigrette, quelles que soient les secousses, l’huile finit par remonter. Dans une société, les riches, c’est la queue qui remue le chien. Mais ce ne sont pas toujours les mêmes. Dans le monde actuel, la plupart des privilégiés de l’argent sont des nouveaux riches. La croissance effrénée depuis un siècle a, comme en Russie, démultiplié les riches. C’est manifeste dans les pays en développement, surtout dans les anciennes dictatures où l’on se distribue les prébendes. Création rapide d’une classe d’entrepreneurs donc, dès que les règles du libéralisme s’imposent partout. Nouvelles technologies qui créent les jeunes millionnaires ou fortunes récentes des financiers, des vedettes en tout genre ou des patrons surpayés. […]

A l’aise dans un espace mondialisé

Derrière les chiffres, une réalité de plus en plus évidente : dans les économies modernes, devant la productivité des machines, le travail humain est en réduction permanente. Les chômeurs ont, souvent à juste titre, le sentiment que l’on n’a plus besoin d’eux, ou alors au rabais. Entre riches et pauvres, les termes de l’échange, notion économique de base, se sont modifiés en faveur des riches. Car les salariés sont remplaçables, confinés, en Europe, dans leurs frontières par les législations de chaque pays, les différences linguistiques, les niveaux de culture inadaptés. Ils refusent souvent de quitter un logement ou une région, encore plus leur pays. Tandis que les riches sont à l’aise dans un espace mondialisé, où leurs capitaux peuvent parcourir la planète entière sans la moindre entrave. Et quelles que soient les transformations accélérées de nos sociétés, de l’argent on aura toujours besoin. Il faut être bien informé et conseillé pour savoir, selon les circonstances, le placer là où il aura le meilleur rendement. Les riches ont le moyen de le savoir, car ils sont conseillés par les bons spécialistes, lesquels constituent eux-mêmes une catégorie croissante de hauts salariés et d’experts indépendants. […]

La croissance profite aux riches, certes, mais également aux pauvres. L’un des plus spectaculaires bénéfices du développement est la réduction de la misère du monde. La définition de la limite de l’extrême pauvreté, selon l’ONU, est de disposer de moins de 1 dollar par jour pour vivre. Ce qui nous paraîtrait impraticable selon nos critères de privilégiés. Mais c’était pourtant, jusqu’à il y a peu, la dominante mondiale. En 1935, mon père, le journaliste Émile Servan-Schreiber, revenant d’Inde, de Chine et du Japon, publiait son livre, On vit pour 1 franc par jour. Or, à l’époque, le franc valait quatre fois moins que le dollar. Au début du siècle dernier, 70 % de la population mondiale devaient s’en contenter. Aujourd’hui, ce n’est le cas que pour 20 % d’entre elle. […]

Trente fois plus grande que la maison américaine moyenne

Les riches sont bien nourris et bien soignés. Naguère, ils étaient souvent gras, un moyen de montrer qu’ils avaient accès à toute la nourriture qu’ils voulaient. Les menus des dîners chez les riches des siècles récents, avec leurs douze plats, nous tueraient assez rapidement. D’ailleurs, ils ne vivaient pas particulièrement vieux. Désormais, ils sont à la pointe de la diététique, mais les aliments les plus sains, légumes en toutes saisons et poissons, sont coûteux. Ils aiment les bons restaurants et sont capables de prendre un avion pour aller en essayer un nouveau à Londres ou Copenhague. Une addition à 300 euros par personne, voire 500 dollars à New York, ne leur pose évidemment pas de problème. […]

En 1889, George Vanderbilt, dont la famille avait fait fortune en quadrillant les jeunes États-Unis de chemins de fer, se fait construire à Blue Ridge, en Caroline du Nord, son palais, le Biltmore. Il a fallu, pour cela, 1 000 ouvriers pendant six ans. Résultat : 250 chambres sur 16 000 m2. Cette demeure, copiée sur les châteaux de la Loire, était trois cents fois plus vaste que la maison moyenne à l’époque. Il y avait le chauffage central, une piscine couverte, un bowling, des ascenseurs et un système intercom. Les habitations courantes aux États-Unis n’avaient alors ni l’électricité ni même l’eau courante. Un siècle plus tard, Bill Gates réalise sa maison à Seattle. Elle est évidemment connectée à toutes les technologies les plus avancées. Mais, avec ses 6 000 m2 et seulement 7 chambres, elle n’est que trente fois plus grande que la maison américaine moyenne. Elle est estimée à 113 millions de dollars. Il l’a appelée Xanadu, le nom du manoir de Citizen Kane. Mais, dans le même temps, le confort le plus raffiné est devenu accessible, même à de simples millionnaires. En dehors de l’industrie et des affaires, les maisons sont, de tout temps, le principal investissement privé des riches. Partout flambent les prix de l’immobilier haut de gamme ou de luxe, car les riches se font concurrence sur le meilleur et le rare. […]

Un jet est le nirvana des élites de l’argent

Il y a près de 20 000 jets privés en service dans le monde et ils sont en majorité utilisés, achetés ou loués par des entreprises. Mais disposer pour ses besoins privés d’un jet est le nirvana des élites de l’argent. On cite l’anecdote de la fille de l’un d’entre eux qui demandait, pour ses douze ans, de faire un vol commercial pour savoir comment ça se passe avec de  » vraies gens  » dans de très gros avions. Car l’usage courant d’un jet achève de vous épargner tout contact avec les humains ordinaires. Plus d’un super P-DG, arrivé à l’âge fatidique de la retraite, confie que ce qu’il regrettera le plus, c’est l’avion privé. […]

La diatribe la plus musclée contre la richesse n’était-elle pas celle de François Mitterrand au congrès d’Épinay (1971) :  » Le véritable ennemi, c’est celui qui tient les clés… L’argent, l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ! » François Hollande s’est limité à un :  » Mon véritable adversaire, c’est l’argent  » ou un timide :  » Je n’aime pas les riches.  » Mais, à l’épreuve du réel, toutes ses initiatives censées les brider – taxation personnelle à 75 % des très hauts salaires, impôt à 60 % sur les plus-values, limitation des rémunérations des grands P-DG – ont été successivement annoncées, puis abandonnées ou édulcorées. Le bras de fer, chaque fois, a tourné en faveur de l’argent. […]

La financiarisation focalise toutes les critiques

Le talon d’Achille des riches est plus moral que légal, c’est l’exigence croissante de transparence. Même si les puissants sont bien équipés pour se défendre, être, même brièvement, soumis à un pilonnage médiatique, comme le fut Bernard Arnault pour ses velléités de devenir belge, ternit un peu trop à leur goût leur précieuse image de champions enviés. Les manières de devenir riche se sont rapidement diversifiées grâce à la sophistication financière. Leur complexité même rend difficile d’apprécier moralement un mécanisme que l’on comprend mal. L’affaire des subprimes de 2007, déclencheur de la crise actuelle, a mis un temps à être analysée dans le détail ; ce n’est pas tant le système financier qu’a condamné l’opinion, mais le fait que pour gagner des sommes énormes, des banquiers ont mis des millions de gens à la rue. La mise en cause morale franchit des degrés selon la nature des faits. Gagner de l’argent non justifié à proportion de son travail, quelle qu’en soit la nature, est réprouvé, mais sans grandes conséquences. Les citoyens n’en veulent pas personnellement à Liliane Bettencourt de dilapider des milliards. Mais quand il y a des victimes, l’illégitimité est amplifiée par le sentiment d’injustice. Quand Madoff escroque des gens assez riches pour lui confier des fonds à gérer, on ne s’apitoie pas. Mais quand des petits propriétaires pauvres et crédules perdent leur toit familial, l’indignation rejaillit sur tous les métiers d’argent. Au moins quelque temps, jusqu’à ce qu’un autre scandale fasse oublier celui-ci. Les moyens de faire beaucoup d’argent ont toujours existé, et les jugements moraux à cet égard restent déterminés par deux critères : l’exploitation des autres qui a toujours été condamnée, que ce soit l’usure qui, de tout temps, a créé des fortunes sur le dos des pauvres, le proxénétisme ou l’infinie variété de l’exploitation de la faiblesse, de l’ignorance ou de la crédulité d’autrui. Plus véniel, mais mal vu, l’enrichissement indu : rentes de situations, héritages, flambée spéculative imprévue, ou même travail rémunéré sans rapport avec l’effort ou le mérite. Sur ce dernier point, le XXIe siècle est riche d’opportunités nées de multiples nouveautés spéculatives. La financiarisation focalise donc toutes les critiques, car elle revient à préférer faire de l’argent avec de l’argent, plutôt que de produire des biens et des services utiles à la société. […]

Les héros sont sportifs, acteurs et artistes, entrepreneurs à succès

La richesse n’est pas une simple retombée du progrès économique. Elle fructifie aussi au croisement des deux valeurs clés de ce nouveau siècle : l’individualisme et le culte de l’argent. Les héros contemporains ne sont ni politiques, ni militaires, ni religieux, ni même savants. Ils sont sportifs, acteurs et artistes, entrepreneurs à succès. Les héros sont bien payés et deviennent riches. […]

En même temps, au service de cet objectif central, ils peuvent mettre des moyens considérables, qui souvent manquent aux États. À la différence de ces derniers, ils agissent transfrontières et ont des stratégies mondiales. Les entreprises multinationales, que certains d’entre eux gouvernent, sont plus puissantes économiquement que la plupart des pays représentés à l’ONU. Seules les plus grandes nations peuvent encore les tenir en respect et pas sur tous les terrains. Seuls les riches ont un pouvoir mondial. […]

Certains riches ont pu réussir en politique, comme Michael Bloomberg ou Silvio Berlusconi, mais ce sont des exceptions. Car, d’instinct, les riches ont compris combien la détention publique du pouvoir est périlleuse et provisoire. Ils préfèrent l’infiltrer pour en obtenir ce qui leur est nécessaire. La vulnérabilité des politiciens face aux riches, c’est que la politique coûte cher et que la plupart des candidats à l’élection ne disposent pas de moyens personnels. Les scandales financiers qui émaillent la vie politique portent sur des sommes dérisoires comparées aux vraies fortunes. Quand un politique dissimule 600 000 euros, sa carrière est fichue. Quand un riche a fraudé sur 6 millions, il trouve discrètement un compromis financier avec l’administration. Les riches laissent les détenteurs officiels du pouvoir prendre les risques. Ils se contentent de les influencer. Ils savent que la richesse est plus pérenne que les mandats électifs. […]

 » Je ne suis qu’un banquier faisant le travail de Dieu  »

La richesse en soi ne me choque pas, mais je suis alarmé de constater qu’elle puisse tenir lieu d’idéal et de modèle à de jeunes esprits bien formés. Les plus doués préfèrent, de plus en plus, aller vers la finance lucrative plutôt que vers l’industrie productive, ou vers des métiers d’intérêt général, plus inspirants mais moins rémunérateurs. Un symptôme parmi d’autres de la prééminence, presque sans alternative, de la valeur argent, dans une société focalisée sur la technologie et la consommation. C’est elle qui inspire, aux deux extrêmes, les jeunes des quartiers et les grands banquiers internationaux. Les premiers y trouvent, souvent par des moyens illégaux, une raison de vivre dans des lieux qui n’en offrent guère, ou d’échapper à la pauvreté qui leur est promise par un chômage endémique. Les seconds, eux, semblent convaincus du caractère quasi sacré de leur fonction.  » Je ne suis qu’un banquier faisant le travail de Dieu.  » Cette phrase révélatrice et grotesque n’a pas été prononcée par un esprit dérangé, mais par le primus inter pares des financiers de Wall Street, Lloyd Blankfein, patron de Goldman Sachs, la banque emblématique de la  » sécession des riches « .

Pourquoi les riches ont gagné, par Jean-Louis Servan-Schreiber, Albin Michel, 160 p.

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