» Les riches n’ont plus d’adversaires « 

Depuis la chute du communisme, ils ne sont même plus détestés. Les riches se sont imposés comme acteur politique incontournable de la société. Une revanche durable ? Réponse de Jean-Louis Servan-Schreiber.

Le Vif/L’Express : Les riches ont gagné. Cela signifie-t-il qu’ils ont pris leur revanche, depuis la fin des Trente Glorieuses ?

Jean-Louis Servan-Schreiber : On ne peut pas vraiment parler de revanche. Si les riches ont gagné, c’est surtout parce qu’ils n’ont plus d’adversaires. Pendant les Trente Glorieuses, l’essor des riches a été bridé. A cette époque, l’atmosphère politique était davantage imprégnée de social-démocratie et de rééquilibrages sociaux. Les années 1980 ont signé le retour du libéralisme et de la droite qui était un peu déconsidérée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce furent les fameuses années Reagan-Thatcher, avec le début de la déréglementation financière et la domination de la pensée libérale. Il s’y est ajouté un coup de théâtre historique inattendu : la fin du communisme et de l’Union soviétique. Du coup, le libéralisme s’est retrouvé seul en piste, décomplexé et persuadé qu’il allait libérer les forces productives. Ce qui s’est effectivement produit.

La victoire des riches est d’avoir imposé leur idéologie ?

La dérégulation accélère la machine à produire des fortunes. Mais les riches n’ont pas ourdi un complot pour mettre en route un système destiné à accroître leurs patrimoines. Les politiques et les économistes qui ont poussé à la dérégulation n’étaient pas des riches. Ils étaient simplement convaincus que c’était le meilleur moyen de développer l’économie et ils n’avaient pas tort. Mais en conséquence, le libéralisme a engendré un accroissement des inégalités qui s’étaient réduites pendant les Trente Glorieuses.

La mondialisation profite-t-elle surtout aux riches ?

Elle profite beaucoup aux riches, mais elle profite aussi beaucoup à d’autres catégories de la population. La pauvreté a globalement reculé, de manière inattendue même, puisque les objectifs du Millénaire définis par l’ONU ont été atteints cinq ans avant la date fixée. La rapidité avec laquelle se développe l’enrichissement global dans le monde, certes de manière inégale, est ce qui caractérise la physionomie du XXIe siècle.

Il y a tout de même des inégalités croissantes. Au détriment des plus pauvres…

Si les inégalités ont recommencé à croître, cela ne veut pas dire que les riches se sont enrichis au détriment des pauvres. Leur enrichissement n’a pas fait baisser le revenu des autres. Au contraire. Les plus modestes ont vu, eux aussi, leur situation s’améliorer, mais moins vite. Le libéralisme a entraîné une progression de la financiarisation, mais il n’a pas touché à la redistribution. Dans un pays comme la France, et c’est à peu près la même chose en Belgique, un tiers des revenus perçus, en moyenne, vient de prestations publiques – retraites, remboursements de soins de santé, allocations familiales et de chômage. C’est un fameux amortisseur social. La solidarité est donc toujours régulée par l’Etat. L’écart grandissant entre riches et pauvres vient plutôt de la rapidité avec laquelle les riches ont vu leur fortune grossir.

Pourquoi les riches ne sont-ils pas détestés ?

Un sondage récent du magazine économique Challenges en France sur le sentiment qu’on a vis-à-vis des riches révèle que ceux-ci suscitent de l’indifférence pour 68 % des personnes interrogées, du respect pour 29 %, de l’admiration pour 24 %, de la sympathie pour 22 %, de la méfiance pour 24 % et de la jalousie pour 13 %. Les riches ne sont pas honnis, ils sont plutôt enviés, voire admirés. Ils étaient détestés quand les gens avaient l’impression que les riches volaient leur pain. Cela a donné la Révolution française.

En temps de crise, ne devraient-ils pas susciter davantage de révolte ?

On se révolte quand les conditions de vie deviennent intolérables, quand on n’a plus rien à perdre. Or, la misère a reculé. Tant qu’on est seulement dans la gêne, on ne se révolte pas. Personne ne défile dans la rue pour demander la tête de Bernard Arnault. Aujourd’hui, l’ intérêt de chacun est plutôt de ne pas perdre son job. Il y a parfois de l’indignation, mais ce n’est pas la même chose que la révolte. Il y a surtout de la résignation, de la dépression et un ressentiment global par rapport aux gouvernants plutôt qu’aux possédants. Les riches ne sont pas vraiment stigmatisés. C’est pour cela qu’ils ont le champ libre.

On l’a vu avec la réglementation bancaire, un peu partout dans le monde, les politiques sont impuissants face aux riches, y compris à gauche. Comment analysez-vous cette évolution ?

Les gouvernements n’ont plus de pouvoir, même s’ils le symbolisent. Ce n’est pas une bonne nouvelle. Mais nous sommes de vieilles sociétés conservatrices vivant sur leur capital. Comme tous les rentiers, on ne veut pas que ça change. Les partis de gauche eux-mêmes sont devenus conservateurs. Ils se battent pour le maintien des emplois, des salaires, de la retraite à 65 ans, des avantages acquis… La manière dont les ministres prennent des postures de matamore puis se contentent de grappiller quelques réductions des plans de licenciement est pathétique.

Le seul adversaire des riches, c’est la fiscalité. Mais, ici aussi, les politiques se révèlent impuissants. Pourquoi ?

Ils ne peuvent pas se battre contre eux. Les riches sont à la tête des grandes entreprises pourvoyeuses d’emplois. Or aujourd’hui, les politiques ne sont plus focalisés sur les inégalités mais sur le chômage. Les riches patrons sont devenus des acteurs politiques centraux de la société. Très peu d’ailleurs se lancent dans la politique. Ils n’en ont pas besoin. Ils ont compris que c’était un boulot de chien.

Il y a là un déficit démocratique…

Nous ne sommes plus dans une société démocratique équilibrée, avec une répartition élégante entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Aujourd’hui, on a affaire à un système à trois, avec des institutions vieillissantes, un pouvoir financier en pleine puissance et l’opinion publique qui, à travers les sondages ou Internet, ne laisse rien passer. Les politiques en sont réduits à faire semblant d’avoir du pouvoir.

Vers quel monde se dirige-t-on ?

Un monde où l’Etat aura de moins de moins de marge. Un monde où, grâce à l’interconnexion généralisée, les individus vont pouvoir se regrouper de plus en plus par affinité. Avec le développement des ONG, s’ouvrent d’immenses possibilités qu’on ne soupçonne pas encore aujourd’hui. On est en train d’inventer une substitution aux grands idéaux politiques qui ont perdu de leur influence. Il s’agit d’un phénomène irréversible qu’on pourrait appeler, avec une consonance moderne, le collectivisme sans le marxisme. C’est le collectif qui dirige de plus en plus aujourd’hui. Un exemple : Wikipedia est une réalisation collective extraordinaire qui n’est ni centralisée ni dirigée ni rétribuée.

Le collectivisme qui naît de l’individualisme ?

Absolument. Les individus ne peuvent rester éternellement dans leur coin. Ils vont s’agglomérer autour de projets communs. Si nous parvenons à maintenir la paix, c’est une société aux progrès potentiels considérables qui se dessine.

Ce collectivisme peut-il contribuer à réduire le pouvoir des riches ?

Il peut le brider, en devenant un élément régulateur de plus en plus puissant. Les riches sont surveillés par les médias et l’opinion. Ils détiennent beaucoup de médias, mais pas Internet. Aujourd’hui, n’importe qui peut ouvrir une radio, tenir un journal ou diffuser une vidéo grâce à Internet. Ces possibilités ne peuvent plus être concentrées dans les mains de quelques-uns. C’est une évolution fondamentale. Collectivement, le progrès est entre nos mains.

Entretien : Thierry Denoël

 » Il y a surtout de la résignation, de la dépression et un ressentiment global par rapport aux gouvernants plutôt qu’aux possédants  »

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