Le 14 juin, l'avion présidentiel a été utilisé pour un trajet de 110 kilomètres. © S. ORTOLA/REA

Les raisons d’un divorce

D’après les différents instituts de sondage, la haine contre Macron vient d’une accumulation. Explications.

Le plongeon commence avec la piscine. Jean-Daniel Lévy, directeur du département Politique & Opinion chez Harris Interactive, le constate dès le début de l’été : pour lui, la première forte baisse de la cote de confiance d’Emmanuel Macron ne correspond pas aux mensonges et aux non-dits de l’affaire Benalla, mais à l’accumulation d’informations qui touchent personnellement le couple présidentiel. La création d’une piscine hors-sol au fort de Brégançon, lieu de villégiature des présidents français, l’utilisation du Falcon pour parcourir 110 kilomètres entre la Vendée et la Charente-Maritime, la commande d’un nouveau service de vaisselle destiné à l’Elysée pour plusieurs centaines de milliers d’euros :  » Les Français ont eu le sentiment que le chef de l’Etat et son épouse se servaient au lieu de les servir, résume Jean-Daniel Lévy, que le couple profitait surtout de sa position pour améliorer son cadre de vie. Le président a perdu sept points d’un coup dans notre baromètre. « 

Une contestation ni partisane ni syndicale, et perçue comme relevant de l’intérêt général.

Emmanuel Macron commence donc à chuter sur un comportement personnel – les problèmes politiques viendront plus tard. Les Français attendaient une autre attitude de cet homme qu’ils choisissent en mai 2017 parce qu’ils le jugent différent des autres, plus libre, plus indépendant du système et des partis. Dix-sept mois plus tard, interrogés par L’Express en octobre 2018, ils sont nombreux qui ne voient plus que son  » arrogance  » et pointent sa  » déconnexion « . De plus en plus de Français lui reprochent de ne pas les comprendre, de ne pas savoir leur parler.

Macron a su camper la stature présidentielle dès son élection, avec sa déambulation dans les couloirs du Louvre. Il n’a pas réussi à conjuguer cette distance avec la proximité indispensable à la confiance, et a fini par exaspérer une majorité de Français, ceux-là qui disent aujourd’hui comprendre et soutenir le mouvement des gilets jaunes.  » Beaucoup se retrouvent dans cette contestation, ni partisane ni syndicale, et perçue comme relevant de l’intérêt général « , analyse Bernard Sananès, à la tête de l’institut Elabe.  » Les revendications, très hétérogènes, agrègent toute une série de mécontentements « , confirme Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos :  » En un an, le nombre de Français qui rejettent à la fois l’action du chef de l’Etat et sa personnalité a augmenté de 17 %. « 

 » Le starter du mouvement, ce sont les taxes ; le moteur, c’est le pouvoir d’achat ; l’accélérateur, c’est l’hostilité envers Emmanuel Macron « , poursuit Bernard Sananès. Selon lui, les phrases à l’emporte-pièce du président, depuis le début du quinquennat, ont participé à la cristallisation progressive de ces mécontentements :  » En six mois, le pourcentage de Français qui disent qu’ils n’ont plus du tout confiance en Macron est passé de 24 à 44 %.  » Nicolas Sarkozy et François Hollande ont atteint les mêmes seuils, mais pas aussi rapidement.

Il faut dire que le président y a mis du sien. De  » On met un pognon de dingue dans les minima sociaux  » à  » Je traverse la rue et je vous trouve un travail ! « , en passant par le  » Gaulois réfractaire au changement « , l’effet d’accumulation est très net. Au point de susciter une violence verbale perceptible avant le 17 novembre et la première manifestation des gilets jaunes (lire l’encadré page 70). Un déplacement à la rencontre des Français comme l’itinérance mémorielle, organisée début novembre dans l’est du pays, serait-il encore possible aujourd’hui ? Le 4 décembre, en sortant de la préfecture du Puy-en-Velay, incendiée trois jours auparavant, le président est hué, insulté par quelques manifestants. Lui, d’ordinaire si prompt à aller au contact, ne s’approchera pas d’eux.

 » En six mois, le pourcentage de Français qui disent qu’ils n’ont plus du tout confiance en Macron est passé de 24 à 44 %. « © B. TESSIER/REUTERS

Retour de boomerang pour un couple glamour

Même son épouse, plutôt épargnée jusqu’ici, est prise dans la tourmente, régulièrement comparée à Marie-Antoinette par des manifestants exaspérés. Une longue enquête sur les travaux de réfection entrepris à l’Elysée, publiée dans Le Monde daté du 1er décembre, tombe particulièrement mal, renforçant le sentiment que le couple présidentiel n’évolue pas dans le même monde que l’opinion : pendant que des Français réclament de pouvoir vivre décemment, Brigitte Macron modernise l’ameublement du palais et choisit une nouvelle moquette.  » Ils ont construit leur histoire sur leur couple, analyse Jean-Daniel Lévy. Elle est très présente à ses côtés, les Français savent par exemple qu’elle peut donner des conseils à son mari, voire le recadrer parfois. Automatiquement, s’il chute, elle chute avec lui. « 

En couple, ils ont mis en scène du glamour ; en couple, ils subissent le retour du boomerang, la haine de ceux qui jugent avoir été floués, mal considérés, mal traités, voire totalement ignorés.  » Au lieu d’arrondir les angles, le président les a avivés « , souligne Jérôme Fourquet, directeur du département Opinions de l’Ifop :  » Les fractures sociales et territoriales ne cessent de s’accentuer depuis 1995. En matière de fiscalité, la barque s’alourdit depuis longtemps ! La situation était inflammable, la multiplication de décisions politiques aussi symboliques que la suppression de impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ou la baisse de 5 euros des aides personnalisées au logement (APL) a fini par la faire exploser. « 

 » Une cécité sociale sans précédent  »

Au premier tour de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron a recueilli moins de voix que François Hollande en 2012 et Nicolas Sarkozy en 2007. Au second tour, malgré un débat raté, Marine Le Pen a gagné presque 13 points. Et l’abstention a été exceptionnellement élevée au second tour du scrutin législatif. Non seulement il n’y a jamais eu d’engouement à l’égard du président, mais encore son attitude, ses mots, ses choix politiques ont renforcé le sentiment que le chef de l’Etat était aveugle à la détresse grandissante de toute une partie du pays :  » Avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la rupture entre le pouvoir politique et les Français, la cécité sociale ont atteint des niveaux sans précédent « , constate Jérôme Fourquet.

 » Il m’est arrivé de blesser « , a reconnu le président français lors de son allocution du 10 décembre. Le vendredi précédent, il en avait été averti par des élus de la région parisienne reçus à l’Elysée.  » On lui a dit qu’il y avait certaines phrases parfois malheureuses et à ne pas prononcer. Il nous a dit en être conscient « , a raconté le maire de Poissy, Karl Olive. D’après lui, pourtant, Macron aurait ajouté :  » Vous n’imaginez pas comme je ne suis pas aidé…  » Une phrase surprenante de la part d’un homme qui, depuis le début du quinquennat, répète comme un mantra qu’il  » assume  » tous ses actes.

 » Un fort sentiment de déception « 

Accoudé au zinc, David tient une bière ambrée de sa main gauche, son smartphone de la main droite. Son pouce fait défiler le mur de son profil Facebook, où s’entassent vidéos, visuels et dessins anti-Macron. Ce 13 novembre, à Chauny (Aisne, dans le nord de la France), la première mobilisation des gilets jaunes n’a pas encore eu lieu et, déjà, la colère gronde en ligne.  » On ouvre Facebook, on ne voit que du Macron « , constate ce fonctionnaire hospitalier de 44 ans. Pour la première fois de sa vie, il envisage de participer à une manifestation.  » J’en ai marre, je suis ponctionné de tous les côtés.  » Rien de nouveau, mais la personnalité du président de la République ne passe pas chez lui.  » Il se prend pour un Dieu vivant. Hollande, au moins, on l’entendait moins parler.  » Comme ses amis, il trouve que Marine Le Pen  » a chié son débat « . Mais, aux prochaines élections, il revotera pour elle. La haine anti-Macron écrase tout. Pas besoin de discuter longtemps pour que les noms d’oiseau volent au sujet du chef de l’Etat français. Petite ville picarde touchée par la désindustrialisation, Chauny a pourtant laissé une chance à Emmanuel Macron. Après avoir voté majoritairement pour la présidente du FN au second tour de la présidentielle de 2017 (50,64 %), les Chaunois ont élu un député LREM.  » Il y a un fort sentiment de déception par rapport au comportement de Macron « , explique l’entourage du maire centriste et Macron- compatible. De l’aveu même de la municipalité, l’affaire Benalla et la petite phrase sur la rue à traverser pour trouver un emploi dans cette zone à l’économie sinistrée ont fait beaucoup de dégâts.  » Comme ils disent dans les cafés, il faut qu’il arrête très vite ses conneries…  »

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