Pourquoi tant de citoyens français ont-ils donné leur voix à un ennemi des valeurs fondatrices de nos sociétés démocratiques ? Il est peu crédible que ces électeurs partagent tous une même hostilité envers nos idéaux. Alors, quoi ?
La libéralisation de l’économie est une entreprise très douloureuse. Elle s’opère au nom d’une idéologie de la modernisation qui assujettit la société aux contraintes du marché. Les responsables politiques traditionnels tiennent souvent ce discours. Serait-ce pour cette raison que progresse l’extrême droite ? Le mouvement pour une autre mondialisation l’affirme. Il invoque volontiers l’emprise des » nouveaux maîtres du monde » : les multinationales et les établissements financiers ont, dit-il, la mainmise sur les autorités politiques et les médias. Ils disposent d’une » ingénierie du consentement » (la publicité) capable de garantir l’adhésion collective à des politiques impopulaires. Les » global players » possèdent, de même, ajoutent les altermondialistes, des moyens de pression infaillibles pour inciter les décideurs à prendre des mesures contraires aux intérêts de leurs électorats.
En supposant pertinente cette grille de lecture, reste à savoir pourquoi le peuple souverain s’est laissé à ce point déposséder de ses prérogatives. Pourquoi notre capacité citoyenne de résistance à la pensée unique, au discours anesthésiant de la télévision, aux opérations de relations publiques des entreprises et au message lénifiant des annonceurs est-elle devenue soudain si chétive ? Comment en sommes-nous arrivés à accepter un univers qui ressemble finalement fort à celui d’Orwell ou de Huxley ?
Autrement dit, la logique économique et financière suffit-elle réellement à rendre compte de tout le mal-être existentiel qui caractérise nos sociétés développées et explique le scrutin pitoyable du 21 avril dernier, en France ?
Bien que partageant l’essentiel des objectifs de l’activisme protestataire, certains se distancient de ses analyses : ils les jugent réductrices parce que focalisées à l’excès sur l’économie. Dans un ouvrage récent, le philosophe français Jean-Pierre Le Goff (1) estime que la contestation néglige dramatiquement la rupture politique et culturelle radicale intervenue au cours des années 1970 dans nos façons de vivre, d’agir et de penser. Dans la foulée des événements de Mai 68, soutient-il, s’est diffusée dans l’imaginaire collectif une subjectivité nouvelle qui a effacé les repères du vivre ensemble. Opérant un parallèle constant entre les épisodes les plus noirs de nos Etats bourgeois (le colonialisme, les camps, la collaboration) et les injustices du présent, ce » gauchisme culturel » a, suggère Le Goff, masqué tous les acquis de nos démocraties.
Notre société, soutient-il, est ainsi peu à peu devenue illisible : toute reconnaissance de ses avancées a été assimilée à une volonté de dissimuler les crimes du passé, et toute décision politique contraignante, à une tentative intolérable de domination. Apparaissant comme une horreur sans fin à solder sans délai, l’Histoire – le christianisme, les Lumières, le mouvement ouvrier – a donc cessé de donner du sens à nos existences : seul, désormais, un accomplissement personnel sans entraves, ni ancrage peut encore les embellir. Cette atomisation du tissu social, cette culpabilisation de toutes les institutions susceptibles d’incarner une forme d’autorité ou d’interdit, cet effacement de l’Etat stigmatisé de partout derrière des options prétendument techniques, ont, à leur tour, fait le lit du libéralisme, individualiste et dérégulateur par nature.
Mais si la modernisation libérale est bien à l’oeuvre aujourd’hui avec son cortège de misères, conclut Le Goff, elle ne peut pas pour autant être considérée comme la première responsable du sentiment d’impuissance et d’isolement qui taraude nos contemporains. C’est avant tout l’affaissement de notre culture commune, la crise de notre représentation du monde, notre scepticisme par rapport aux vertus émancipatrices du modèle humaniste qui, en rendant les vieux schémas inopérants, ont ouvert la porte à des évolutions socio-économiques présentées indûment comme inéluctables. Et c’est cela qui induit l’immense désarroi actuel. Les racines du mal qu’il nous faut maintenant affronter…
(1) La démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2002. Jean-Pierre Le Goff, philosophe de formation, est sociologue au Laboratoire Georges-Friedmann (Paris I-CNRS). Il préside le club politique » Autrement » (réflexion sur les conditions d’un renouveau de la démocratie dans les sociétés développées). Il a notamment publié Le Mythe de l’entreprise , Les Illusions du management et La Barbarie douce : la modernisation aveugle des entreprises et de l’école.
de Jean Sloover