Les OGM dans l’antichambre

En Europe, la culture des plantes génétiquement modifiées est suspendue. Les aliments « OGM », eux, ont presque disparu de nos assiettes. Mais la Commission européenne veut leur donner un nouveau feu vert. Explications

C’est l’histoire d’un raz de marée. Qui, pour s’être heurté à un rocher de granit isolé dans l’océan, se disperse partout aux alentours, mais sans rien perdre de sa force. L’île de granit, elle, tremble encore sur ses bases, tout étonnée d’avoir résisté au choc. Pourra-t-elle affronter une deuxième vague, imminente?

Les organismes génétiquement modifiés (OGM) sont, notamment, ces végétaux dans lesquels on a introduit un ou plusieurs gènes d’une espèce différente pour en changer les propriétés. Ces cinq dernières années, leur histoire ressemble un peu à ce raz de marée. En 1996, lorsque les premières cargaisons de maïs et de soja modifiés débarquent en force dans les ports européens, c’est sans état d’âme particulier chez les fermiers, les exportateurs américains et les firmes US qui les ont mis au point dans leurs laboratoires. Aux Etats-Unis, tous s’attendent à ce que les consommateurs européens acceptent les OGM dans leurs assiettes sans sourciller, comme les Américains l’ont fait peu auparavant.

Il faut dire que l’Europe n’a guère le choix: importés chaque année par cargaisons gigantesques, le maïs et le soja contribuent tant à l’alimentation du bétail qu’à la fabrication d’une myriade de produits dérivés destinés à la consommation humaine. De plus, les exportateurs nord-américains laissent entendre que les deux filières – avec et sans OGM – seront, à l’avenir, de plus en plus mélangées. Bref, c’est à prendre ou à laisser. Et comme le Vieux Continent ne peut se permettre de laisser…

L’Union européenne se réveille donc un peu sonnée. Sa législation est peu étoffée: à peine deux directives, dont l’une se limite surtout aux applications pharmacologiques. Progressivement, des voix s’inquiètent sur les conséquences des OGM en matière de santé et, s’ils devaient être cultivés dans les campagnes, sur leurs impacts environnementaux ( lire le tableau p.). L’émoi est tel, dans l’opinion publique, qu’un moratoire est instauré, en juin 1999, sur toute nouvelle commercialisation d’OGM (1).

Trente mois plus tard, le paysage s’est sensiblement modifié. D’abord, parce que, si l’Europe continue à bouder les nouvelles variétés, les OGM ne cessent de déferler sur le monde ( lire l’encadré p.). Ensuite, parce qu’une nouvelle génération de plantes transgéniques se profile à l’horizon et, bientôt, sur le marché. « Les crises de confiance autour de l’alimentation (dioxine, vache folle, etc.) ont fait réfléchir les entreprises agroalimentaires qui, au début des années 90, s’étaient lancées dans l’aventure de la transgenèse, explique Philippe Baret, professeur de génétique à la faculté d’ingénierie biologique, agronomique et environnementale de l’UCL. Elles ont compris qu’elles devaient absolument mettre au point des produits qui répondent davantage aux besoins des consommateurs, et plus seulement à ceux des agriculteurs. »

Une révolution technologique

Résultat: à côté des grands « classiques » du genre (le soja résistant aux herbicides, le maïs sécrétant son propre insecticide), dont le but essentiel est d’accroître l’efficacité des cultures conventionnelles (et, en passant, de générer d’importants profits pour une poignée de multinationales semencières et agrochimiques), une deuxième génération d’OGM végétaux est en passe de voir le jour. Elle pourrait contribuer, par exemple, à produire des aliments plus riches en fer, en acides gras polyinsaturés, en vitamines et en provitamines, etc. Ces nouvelles plantes pourraient aussi servir d' »usines » pour produire des molécules à haute valeur ajoutée destinées, notamment, à la fabrication de plastiques biodégradables, ou être utilisées à l’assainissement de sols contaminés par des pollutions aux métaux lourds. Si quelques variétés de ce type sont déjà au point et attendent leur autorisation de mise sur le marché (comme le riz producteur de vitamine A), la plupart font encore l’objet de recherches intensives. Ce marché, en tout cas, s’annonce colossal. Selon Marie-Paule Kestemont, professeur à l’unité de marketing de l’Institut d’administration et de gestion de l’UCL (2), il se chiffrerait à 500 milliards de dollars et entraînerait, de par le monde, environ 300 dépôts de brevets par an. Une véritable révolution technologique, comparable à celle de l’informatique!

Enfin, le dernier changement de taille est politique. Face aux inquiétudes de ses consommateurs, l’Union européenne a sensiblement renforcé son arsenal législatif. Ainsi, toute autorisation de mise en culture d’un nouvel OGM doit dorénavant être précédée de la démonstration qu’il est dénué d’effets nocifs sur la santé ou sur l’environnement. La validité de cette autorisation est limitée dans le temps. La « biovigilance », c’est-à-dire l’ensemble des mesures censées détecter toute altération éventuelle des écosystèmes, est également renforcée. L’étiquetage des OGM est, lui, obligatoire à chaque stade de la transformation du produit, via une mention codifiée (« Ce produit contient des organismes génétiquement modifiés »). Enfin, les OGM font l’objet d’une « traçabilité »: en cas de problème, celle-ci doit permettre le retrait, le plus rapidement possible, du transgène incriminé de la filière agroalimentaire, sans perturber la totalité du marché (la crise de la dioxine est passée par là…).

Depuis mars 2001, tous ces principes sont inscrits, noir sur blanc, dans une directive européenne. Ce qui explique pourquoi la Commission exige des Etats membres la levée rapide du moratoire, sur l’air du « Nous, on a fait notre boulot, à vous de jouer ». Mais les choses sont loin d’être aussi simples. Pourquoi? Généreuse dans ses principes et plutôt considérée comme une victoire par les milieux écologistes, cette directive ne sera transposée dans les différents droits nationaux qu’au mois d’octobre 2002, au plus tard. De plus, les opinions publiques européennes, alertées par les actions très médiatiques et rondement menées de Greenpeace, restent encore réticentes à la libération, même très contrôlée, des OGM dans les champs.

Une responsabilité floue

Quant à la question de la responsabilité civile, qui serait retenue en cas de dommages à la santé ou à l’environnement, l’élaboration de son cadre juridique piétine. Si un projet de réglementation est attendu avant la fin de l’année, il faudra encore pas mal de temps pour qu’il produise ses effets. Or, on s’en souvient, la question du « qui va payer en cas d’accident? » a été très sensible lors des grandes crises alimentaires. Enfin, un autre point est resté en suspens dans la directive: l’alimentation à base d’OGM fournie au bétail européen (maïs, soja) échappe partiellement à la réglementation sur l’étiquetage, sauf… en Belgique. Cette lacune fait enrager les lobbies environnementaux. Ils rappellent que 80 % des OGM américains – ceux dont l’importation reste autorisée vers nos contrées – sont destinés à nos porcs, vaches et volailles. Ils se retrouvent donc indirectement dans les assiettes européennes.

Pour toutes ces raisons, la levée du moratoire en cours n’est pas encore mûre, politiquement, parmi les Etats membres. Piaffant d’impatience devant la révolution verte qui s’annonce, les grandes multinationales exercent pourtant une forte pression sur la Commission européenne. Même la Suédoise Margot Wallström, commissaire à l’Environnement, se prononce aujourd’hui en faveur de la levée du moratoire. Mais les firmes se font plutôt discrètes sur le sujet, sous peine de ranimer les inquiétudes de l’opinion publique. Certes, leurs unités de recherche restent mobilisées dans ce domaine, mais elles s’interrogent sur la meilleure façon de communiquer sur l’intérêt des nouveaux OGM. On observe souvent, en effet, au gré des sondages (comme l’Eurobaromètre), que plus l’homme de la rue est informé sur les biotechnologies, plus il renforce ses critiques à leur égard.

Il faut dire que des informations venues du monde scientifique, ces derniers mois, apportent de l’eau au moulin des sceptiques. Ainsi, au Mexique, sanctuaire mondial et historique du maïs, des variétés transgéniques ont été découvertes dans des cultures qui, normalement, devaient en être exemptes. Sur 22 sites prospectés, 15 étaient « contaminés » par des OGM. Plus près de chez nous, des chercheurs belges ont découvert un fragment inattendu d’ADN (l’acide désoxyribonucléique, qui porte l’information génétique des espèces) dans le soja génétiquement modifié par la multinationale américaine Monsanto, résistant à l’herbicide « Round up ». « C’est la preuve que la technologie des OGM n’est pas maîtrisée », s’enflamme Greenpeace. Autre incident: chez nos voisins hexagonaux, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) a signalé, récemment, que 41 % des prélèvements effectués sur des plants de maïs déclarés non modifiés étaient en réalité « positifs ».

Des gènes en « balade » Bref, si les conséquences redoutées des OGM en termes de santé publique semblent pouvoir être minimisées (on n’a pas découvert, par exemple, de nouvelles allergies liées aux OGM commercialisés), le risque d’assister à une dissémination incontrôlée de gènes dans l’environnement ne semble pas, lui, purement théorique. Et, avec lui, le risque qu’un OGM se croise avec d’autres plantes en leur transmettant ses propres caractéristiques. « Si ce transfert porte sur un surcroît de production de vitamines, le risque est limité, estime Philippe Baret. Mais, s’il s’agit de la résistance à un herbicide, on joue avec le feu. » Toute la question est là: ces disséminations sont-elles nécessairement dangereuses, au regard des procédures très strictes d’agréation mises en oeuvre dans nos pays? « Des croisements entre espèces apparentées, cela a toujours existé, temporise l’expert. Mais la mise en culture intensive de certaines variétés pourrait considérablement accélérer ces phénomènes de dissémination dans l’environnement. Or si l’écosystème « champ » est, lui, bien connu, il n’en va pas de même pour l’écosystème nature dans son ensemble. Parce qu’il est non productif, il ne mobilise que très peu de crédits de recherches au regard de sa complexité. » Baret s’étonne donc de l’attitude, un tantinet précipitée, de la Commission face à la levée du moratoire. « Discuter globalement des risques liés aux plantes transgéniques a peu de sens, estime Claude Bragard, professeur à l’unité de phytopathologie de l’UCL. Il faut faire la balance entre les risques et les bénéfices selon l’espèce, mais aussi selon le transgène utilisé, les pratiques agronomiques, la localisation des cultures: les plaines américaines, ce n’est ni la Hesbaye belge, ni le Mexique… » Depuis quelques mois, la Commission répète tous azimuts que l’Europe ne peut se permettre de rater le train des « nouveaux » OGM, face à la concurrence économique du géant nord-américain. Il est vrai que, déjà, l’Oncle Sam menace de traduire l’Union européenne devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). En cause: les nouveaux projets de législation des Quinze en matière d’étiquetage. Ceux-ci pourraient obliger les producteurs américains à maintenir deux filières commerciales distinctes (avec et sans OGM), ce qu’on juge inacceptable aux Etats-Unis. Après le boeuf aux hormones et la banane, l’Europe ne peut se payer le luxe d’ouvrir un nouveau contentieux avec son grand rival commercial. Mais de quelle Europe s’agit-il? Celle qui, fonceuse et entrepreneuriale, désire se calquer sur le grand frère américain? Ou celle qui, prudente et indépendante, cherche à se façonner son propre modèle de développement agricole et rural?

(1) Le moratoire est l’oeuvre de l’Italie, de la France, du grand-duché de Luxembourg, du Danemark, de la Grèce et de l’Autriche

(2) Lire, à ce sujet, le dossier de la revue Louvain, publiée en juin dernier par l’UCL, et le numéro 1724 du Crisp: le dossier des OGM dans les instances internationales.

Philippe Lamotte

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