Les naufragés de Raqqa

Ni Daech ni Bachar. Les civils piégés dans le bastion syrien de l’Etat islamique redoutent autant le statu quo qu’une reconquête par l’armée de Damas ou l’irruption des forces kurdes venues du Nord. Témoignages.

Jeune journaliste de Raqqa, aujourd’hui réfugié en Turquie, Mohamed Adnan (1) parvient à rester en contact étroit avec de nombreux habitants de cette ville soumise depuis juin 2013 aux diktats de Daech. Récit traduit et édité par Hala Kodmani, avec Vincent Hugeux.

Ahmad connaît bien Palmyre, mais ses souvenirs n’ont ni les couleurs d’une carte postale ni l’austère majesté d’un traité d’archéologie. Au cours de la décennie 1990, cet ancien fonctionnaire a été détenu trois années durant dans la tristement célèbre prison de Tadmor, symbole de l’abjecte cruauté du clan Assad, pour appartenance à un parti d’opposition. Aujourd’hui retraité à Raqqa, le sexagénaire assimile la prise de la  » perle du désert  » à une  » opération de relations publiques à haute valeur ajoutée pour le régime « . Depuis la  » capitale  » syrienne de l’Etat islamique, Ahmad parvient à communiquer par messagerie Internet instantanée, contournant ainsi le contrôle vigilant que les gardes-chiourmes de Daech exercent sur les cybercafés de la cité. Inlassablement, l’ex-captif revient sur l’étonnante conquête, en mai 2015, de Palmyre par les djihadistes.  » Leurs combattants sont partis de Raqqa pour une véritable parade militaire de 300 kilomètres à travers le désert, complètement à découvert. L’aviation du régime s’est abstenue d’entraver leur avancée, d’ailleurs suivie par les radars satellites du monde entier. Puis ils se sont mis à détruire les sites archéologiques, pillés auparavant par les chabiha (miliciens à la solde du pouvoir), et voilà maintenant que Bachar récupère la ville en se présentant comme le protecteur du patrimoine mondial.  » Au passage, Ahmad relève que Daech avait pris soin de détruire le bagne à l’explosif, effaçant ainsi les preuves et les indices des crimes commis par Hafez al-Assad, puis par son héritier.

 » Désormais, poursuit-il, tout le monde parle de la libération de Raqqa, mais personne ne pense à nous, habitants de la ville, relégués au rang de boucliers humains.  » Comme lui, quelque 200 000 Syriens sont pris au piège. Asservis depuis près de trois ans par l’implacable loi des fantassins du  » califat « , soumis ces derniers mois à des bombardements aériens de toutes origines, ces naufragés urbains se sentent gagnés par de nouvelles angoisses, à l’heure où s’ouvre entre les forces armées rivales la compétition pour la reconquête du fief de l’Etat islamique. Conclu à la fin de février sous l’égide des  » parrains  » américain et russe, l’accord de cessation des hostilités ne s’applique pas aux groupes djihadistes, à commencer par Daech, le Front al-?Nosra, franchise syrienne d’Al-Qaeda, et leurs satellites. Voilà pourquoi les Raqqaouis n’attendent rien des pourparlers indirects de Genève, dont le troisième round devait commencer le 13 avril et qui ne les concernent pas vraiment : leur sort, en effet, est lié à cette autre guerre, plus féroce encore, engagée contre le terrorisme djihadiste. Un signe : si la trêve semble globalement respectée dans les autres régions du pays, les raids se sont intensifiés sur Raqqa.  » Le régime, accuse Ahmad, met en oeuvre la stratégie de la terre brûlée et veut détruire complètement la ville pour mieux la contrôler.  » Le 19 mars, l’aviation de Damas a ainsi pilonné la rue Tall Abyad, artère commerçante, tuant une quarantaine de civils, pour la plupart occupés à faire leur marché.  » Les médias ont rapporté que l’armée de Bachar avait bombardé la ville, sans préciser que ses frappes n’avaient touché aucune cible Daech.  » De son côté, la coalition occidentale, qui  » traitait  » jusqu’alors les bâtiments et les camps d’entraînement de l’occupant djihadiste à l’aide de ses chasseurs bombardiers, s’est mise à viser au moyen de drones les véhicules transportant au hasard des rues ses cadres et ses soldats. Au risque de  » dommages collatéraux  » : lors des semaines écoulées, plusieurs victimes civiles ont péri ainsi.

 » La vie à Raqqa est devenue intenable, soupire Nada, fraîchement arrivée dans le sud de la Turquie. Pendant que les avions venus de partout nous matraquent jour et nuit, les hommes de Daech s’en prennent aux habitants, auxquels ils interdisent formellement de quitter le territoire.  » Flanquée de ses deux enfants en bas âge, la jeune femme est parvenue quant à elle à fuir au terme d’un périple de plus de quinze heures : il lui a fallu d’abord franchir les check points établis par Daech entre les villages, puis couper par les plantations de pistachiers au nord d’Alep pour atteindre enfin la frontière Nord, désormais verrouillée par l’armée turque.  » Mon mari m’a forcée à partir pour mettre les petits à l’abri, précise Nada. J’espère qu’il pourra nous rejoindre bientôt. Tout le monde voudrait quitter Raqqa, mais ça devient très difficile. D’autant que bien peu ont les moyens de payer les passeurs. Nous avons vendu notre maison pour 1 million de livres syriennes, soit 2 000 dollars (un peu moins de 1 800 euros), et j’ai dû donner 800 dollars pour arriver jusqu’en Turquie.  » Depuis 2014, des dizaines de milliers de Raqqaouis ont quitté leur cité, abandonnant des logements aussitôt occupés par des familles djihadistes. Tel est le cas de Firas, médecin réfugié depuis quelques mois côté turc, et dont l’appartement est désormais habité par des volontaires ouzbeks. Lui tremble à l’idée que l’un ou l’autre des acteurs militaires engagés sur le terrain donne l’assaut.  » Les gars de Daech vont tout miner, prédit-il. Ils se battront et défendront leur bastion à coups de voitures piégées et d’attentats kamikazes. Des milliers de familles seront prises en otages. Ce sera un hamman dam (un bain de sang).  »

Aucun des scénarios envisagés n’apaise les angoisses des enfants de Raqqa, qu’ils soient restés ou non. Leur ville, ils le savent, apparaît comme le prochain trophée du combat contre le terrorisme. Une attaque par les forces d’Assad, appuyées par l’aviation russe et, au sol, par les  » cousins  » iraniens et autres supplétifs chiites, sur le modèle de la reprise de Palmyre ? Telle n’est pas l’hypothèse la plus probable aux yeux des Syriens de la région. Et notamment de Zyad, ancien volontaire du Croissant-Rouge, parti il y a un an après un séjour de trois mois dans les geôles de l’Etat islamique.  » Je ne pense pas que l’armée du régime arrivera jusqu’à Raqqa, avance-t-il. Elle est encore à 300 kilomètres du but et semble très affaiblie. Ce sont plutôt les Kurdes, épaulés par quelques milices arabes locales, qui parviendront à déloger Daech. Avec, bien sûr, la couverture de l’aviation occidentale.  » Les avancées récentes de la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD) – filiale syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) -, appuyée tour à tour par l’aviation russe et par les Américains, inquiètent plus qu’elles rassurent. Car on se souvient de ce qui est advenu dans plusieurs localités dont les combattants kurdes ont chassé Daech. Cas d’école le plus souvent invoqué : Tall Abyad, une localité située au nord de Raqqa et frontalière de la Turquie. Après sa conquête, en juin 2015, par les troupes du PYD, ses habitants, tous considérés par les  » libérateurs  » comme des partisans ou des complices des djihadistes, se sont vu interdire tout retour à leur domicile. Plus récemment, un épisode analogue s’est déroulé plus à l’est, dans la région de Hassetché, ainsi que dans certaines bourgades au nord d’Alep : les civils concernés végètent depuis plusieurs semaines sous des tentes, en lisière de la frontière turque ; ils ne peuvent ni traverser celle-ci ni rentrer chez eux.

La proclamation unilatérale, le 17 mars, de la naissance d’une entité  » fédérale et démocratique  » dans les zones sous contrôle kurde, baptisée  » Rojava « , ne fait qu’amplifier les craintes.  » Si c’est eux qui prennent notre cité à l’Etat islamique, avance le jeune secouriste Zyad, ils risquent fort de se venger sur les civils. Que Daech reste ou s’en aille de Raqqa, les grands perdants seront une fois encore ses habitants. « 

(1) Pour d’évidentes raisons de sécurité, le nom de l’auteur et les prénoms cités ont été modifiés.

La proclamation unilatérale, le 17 mars, de la naissance d’une entité  » fédérale  » kurde ne fait qu’amplifier les craintes

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