Les mystères de Fra Luca

Sur une toile de la Renaissance, un moine dessine une figure géométrique. Qui est son élève? Et, surtout, quel est l’objet de cette étrange leçon?

Sa main droite, figée, suspend le tracé d’une ligne, tandis que la gauche pointe, d’un doigt, le passage d’un livre. Le regard est lointain, presque éteint. Dans ce portrait réalisé à Venise, par un inconnu, à la fin du XVe siècle, Frère Luca Pacioli, mathématicien et vayageur, ressemble à un aveugle cheminant dans le dédale des pensées. Tout doux, l’esprit du franciscain navigue entre angles et sécantes. Manifestement, il a rompu les amarres avec son auditoire… A ses côtés, par contre, un jeune homme aux boucles blondes fixe intensément le peintre – ou nous. Comme un élève impatient, il trouve le temps long: on le sent indifférent à la démonstration, aux menus objets qui encombrent la table, à cette étrange boule de Noël qui pend au plafond, dans le coin supérieur gauche du tableau. Normal. Car, au moment de la pose, cette chose-là n’y était pas. Ce polyèdre en verre à moitié rempli d’eau, où se reflète avec perfection la lumière du jour, a vraisemblablement été ajouté plus tard. Peut-être par Leonard de Vinci, le seul artiste de la Renaissance capable d’une telle prouesse – et par ailleurs, ami du savant Pacioli. Touche d’humour? Connivence entre deux grands matheux? Message codé? En vérité, cette « greffe » allonge une liste d’énigmes: qui est le disciple un peu las de la toile? Qui en est l’auteur? Et, surtout, quel est le sujet précis de cet enseignement?

Depuis longtemps, le tableau a captivé des générations de profs de maths, qui y ont vu une sorte d' »instantané » d’un cours d’autrefois. Le jeune homme distrait que Pacioli instruit – il semble également avoir été surajouté à la composition – ne serait pas Guidobaldo Da Montefeltro, à qui le tableau est dédié, mais Albrecht Dürer, le célèbre peintre et graveur allemand féru de géométrie. « Un hommage à une personne n’implique nullement qu’elle figure sur la toile, assure Michel Roelens, professeur de maths à la Katholieke Hogeschool Limburg. Au XVIIe siècle, on dédicaçait énormément d’oeuvres au Roi-Soleil, sans qu’il en soit forcément le modèle. » En revanche, un autoportrait de Dürer à 22 ans (peint en 1493) montre, surtout lorsque l’image est inversée, une ressemblance frappante avec l’élève du tableau. Bien que la rencontre entre Dürer et Pacioli ne soit nullement prouvée, l’un et l’autre ont vécu à Venise durant l’hiver 1494-1495. En outre, tout deux connaissaient Jacopo de Barbari, qui est peut-être l’auteur de la toile – des historiens en doutent cependant, bien qu’elle soit signée « Jaco.Bar. »

Mais que démontrent au juste ces personnages? « Pour le savoir, il suffit de trouver un lien entre les éléments épars: la figure de l’ardoise (un triangle équilatéral inscrit dans un cercle), les livres et le dodécaèdre (le solide limité par douze pentagones) posé sur l’un d’eux. » Comme son collègue anglais Nick Mackinnon avant lui, Michel Roelens s’est essayé à l’exercice (1). Sous l’oeil méfiant des gardiens du musée Capodimonte de Naples, il est allé scruter l’oeuvre dans ses moindres détails. Pas de doute: le manuscrit ouvert est une traduction latine des Eléments d’Euclide. « Grâce aux lignes de blancs et aux croquis dans la marge, poursuit le spécialiste, on est parvenu à en identifier la page exacte. » Ainsi que le théorème que le moine indique: « Le carré du côté d’un triangle équilatéral est le triple du carré du rayon de son cercle circonscrit. » « Ceci relie bien l’ouvrage à la figure de l’ardoise, affirme Roelens. Mais ce théorème, à la portée d’un élève de 14 ans, n’est pas, en soi, suffisamment intéressant pour illustrer un tableau. » C’est, donc, qu’il faut chercher autre chose… Question: pourquoi Pacioli tire-t-il un trait – une portion de côté d’un pentagone régulier? Et cette figure à peine esquissée a-t-elle un rapport avec le dodécaèdre posé sur le livre fermé? « Assurément, poursuit Roelens. Mais, pour le comprendre, il faut connaître un peu l’histoire et la « grammaire » des polyèdres. »

Alors, jetons-nous à l’eau. Un polyèdre est dit régulier si ses faces sont des polygones (des figures fermées par des segments de droite) réguliers égaux et si chacun de ses sommets compte le même nombre de faces. L’expérience montre qu’il n’en existe que cinq: le tétraèdre (4 faces triangulaires), l’hexaèdre (le cube, 6 faces carrées), l’octaèdre (8 faces triangulaires), le dodécaèdre (12 faces pentagonales) et l’icosaèdre (20 faces triangulaires). On les nomme les cinq « corps platoniciens »: au IVe siècle avant Jésus-Christ, Platon a en effet associé chacun d’eux à un élément (le feu, la terre, l’air, l’univers et l’eau). Harmonieux, ces objets tiennent une place d’honneur dans la géométrie grecque: le treizième tome des Eléments d’Euclide est d’ailleurs consacré à leur « construction » (c’est-à-dire, à la démonstration de leur existence). Par contre, un polyèdre est dit semi-régulier lorsque ses faces sont des polygones réguliers de plus d’une sorte. Il en existe treize, appelés « corps archimédiens ». La boule pendue est précisément l’une de ces formes: elle est dotée de 26 faces (18 carrés et 8 triangles) et porte le nom barbare de rhombicuboctaèdre. « Cet objet symbolise deux fois les quatre éléments, avance Roelens: composé de carrés et de triangles équilatéraux, il se réfère aux corps platoniciens. Mais il réunit aussi l’eau et l’air (il en contient), il évoque la terre (la « matière dure », le verre qui le compose), ainsi que le feu (par l’habile reflet de la lumière)… » Un peu tiré par les cheveux? Laissons le « rhombi » de coté puisque, de toute façon, il semble avoir été ajouté après coup au tableau.

Reste un dodécaèdre, un cercle et un triangle inscrit. Pour imaginer un lien entre ces éléments, il faudra passer par Pappus. Vers l’an 300, ce mathématicien grec d’Alexandrie a « construit » le dodécaèdre et l’icosaèdre à partir d’une sphère. Après de savants calculs (qui ne sont plus, cette fois, à la portée de tout un chacun), il en arrive à la conclusion suivante: « Dans des sphères égales, le dodécaèdre et l’icosaèdre ont des faces qui s’inscrivent dans des cercles égaux. » Des cercles égaux? « Ceci signifie donc que dans un même cercle, on trouve à la fois le triangle et le pentagone! C’est tout à fait la figure de l’ardoise! » constate Roelens. Est-ce cette propriété que Pacioli enseigne à Dürer? Le moine n’a sans doute pas lu la totalité de la Collection mathématique de Pappus, qui n’était pas disponible en Italie à cette époque. Mais on retrouve le même résultat dans le quatorzième livre des Eléments d’Euclide. « Et cette démonstration repose directement sur… le théorème que Pacioli indique de la main gauche! » Si cette hypothèse est exacte, tout se tient. Et rien de ce qu’on voit là n’est disposé par hasard. « En somme, le cours de Pacioli concerne l’apothéose de la géométrie grecque, sauvegardée pendant le Moyen Age grâce aux Arabes et répandue en Italie à la Renaissance, exulte Roelens. Pacioli transmet cette connaissance millénaire à Dürer qui, à son tour, la diffusera au nord des Alpes. » Mais, aujourd’hui, quel spectateur prend encore la mesure de ce moment historique?

(1) The portrait of Fra Luca Pacioli, par Nick Mackinnon, in The Mathematical Gazette, n°77 (1993). Michel Roelens donne des conférences en Belgique sur le sujet.

Valérie Colin

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire