Les morts à vif du Rana Plaza

Le 24 avril 2013, près de Dacca, un immeuble d’ateliers de confection s’effondre. Le drame – 1 200 ouvriers tués – jette une lumière crue sur les pratiques de l’industrie textile mondiale. Un an après, malgré efforts et promesses, rien n’a vraiment changé pour les petites mains qui fabriquent nos jeans et nos tee-shirts. Parfois au péril de leur vie.

Le cobra s’extirpe lentement du panier où il était lové, et déroule sa colonne vertébrale pour former un long cordon menaçant, posé à même le sol poussiéreux de Savar, un faubourg de la banlieue ouest de Dacca. Une foule compacte observe, hypnotisée, le reptile déployer son aura maléfique. Derrière lui, une simple palissade protège le site où s’est effondré, le 24 avril 2013, le Rana Plaza. L’immeuble abritait huit étages d’ateliers textiles, et 3 000 ouvriers – majoritairement des jeunes femmes – dont près de 1 200 ont trouvé la mort. Sur le site, gravats et morceaux de vêtements agglutinés forment encore un immense patchwork, laissant entrevoir l’horreur de ce qui s’est produit un an plus tôt. Le site, balayé par les vents, n’a toujours pas été entièrement déblayé.

La flûte du charmeur parvient finalement à faire rentrer le serpent dans sa corbeille, au grand soulagement des badauds venus assister à la victoire du bien contre le mal, et au rétablissement du principe d’harmonie. Mais, à quelques mètres de là, c’est plutôt à la révolte qu’incite la stèle dédiée aux victimes : formée d’une faucille et d’un marteau, la pierre est vouée à rappeler la responsabilité des industriels locaux et des multinationales occidentales dans la plus grande tragédie industrielle depuis l’explosion d’une usine chimique à Bhopal, en Inde, en 1984. Ici, une vingtaine d’entreprises internationales faisaient fabriquer jeans, pulls et tee-shirts, dont l’espagnol Mango, l’italien Benetton, ou encore l’américain Walmart. Des étiquettes des enseignes françaises Camaïeu, Auchan ou de la marque Tex de Carrefour ont également été trouvées au milieu des décombres.

Au lendemain de l’effondrement du Rana Plaza, le Centre pour la réhabilitation des paralysés (CRP), un vaste hôpital également situé dans la zone industrielle de Savar, a accueilli jusqu’à 300 victimes. Aujourd’hui encore, ils sont une petite dizaine de revenants hagards, que le personnel essaie tant bien que mal de ramener à la vie. Munis de leurs béquilles ou de leurs cannes, ils clopinent de leur chambre aux bancs décrépits situés au bord d’un étang à la couleur douteuse. Puis reviennent. Chacun a une histoire à raconter, à fendre les coeurs les plus endurcis.

Il y a là Rehana Akter, 24 ans. Cette forte femme en sari rose raconte comment les petits chefs de l’usine ont contraint les ouvrières à venir travailler le 24 avril – en les menaçant de ne pas les payer – alors que, la veille, elles s’étaient inquiétées de dangereux craquements dans le bâtiment. Rien de grave, avait décrété Sohel Rana, le patron, longtemps ami du pouvoir, et désormais l’homme le plus détesté du pays. Rehana, elle, a eu une jambe broyée. Il y a Shilpi Begum, 22 ans. Le regard dans le vague, elle raconte comment le toit de l’immeuble lui est tombé sur la tête. Un temps infini, elle est restée coincée sous une pile de cadavres. Morte, croyait-elle, avant d’être finalement secourue. Il y a Jewel Sheikh, aussi, blessé aux jambes : lui est resté trois jours inconscient sous les décombres. Et puis encore Rehana Khatun, 20 ans, amputée des deux jambes. Elle avait débuté au 7e étage du Rana Plaza un mois plus tôt seulement, pour financer les études de ses frères. Enfin, Ianur Aktar, adolescente au visage de cire, venue quelques mois avant le drame rejoindre sa mère, travailler chez New Wave Bottoms, sous-traitant de la marque britannique Primark. Son travail devait aider à nourrir ses cinq frères et soeurs. Sa mère a perdu la vie, et Ianur, 14 ans, a eu la jambe écrasée par un poteau. Trimballée d’hôpital en hôpital, hébétée, mal soignée, elle a fini par atterrir au CRP. Elle ne peut plus marcher. Son père vient de se remarier. Sa mère lui manque. Des larmes coulent sur ses joues.

Un système d’indemnisation opaque et très complexe

Face au scandale et à l’ampleur du traumatisme national, les autorités bangladaises, les industriels locaux et les grandes marques ont voulu donner des gages de changement rapide. Un système d’indemnisation a été mis en place, voué à répondre aux premiers besoins des victimes et de leurs familles. Ainsi Rehana Akter, qui gagnait 5 000 takas par mois (46 euros) en tant que contrôleuse qualité, a-t-elle reçu, pour le moment, 1 million de takas (9 300 euros) du gouvernement et du lobby du patronat du textile, la Bangladesh Garment Manufactures and Exporters Association (BGMEA), ainsi que 150 000 takas du fonds de Primark (1 400 euros).

Mais ce système ne brille ni par sa simplicité ni par sa transparence.  » Au lieu d’un fonds unique, on en compte une multitude, sans critères d’attribution ni délais précis « , regrette la syndicaliste Kalpona Akter, trentenaire charismatique, à la tête du Bangladesh Center for Workers Solidarity (BCWS), et elle-même ancienne ouvrière du textile. Chacun a mis son fonds en place, histoire d’être bien visible auprès des victimes et de l’opinion mondiale : la Première ministre, la BGMEA, ou encore des donateurs privés. L’Organisation internationale du travail (OIT) a également créé le sien, faisant appel aux grandes marques ayant sous-traité au Bangladesh, mais seules quelques-unes d’entre elles ont accepté de l’abonder. Des enseignes comme Benetton, Auchan ou Carrefour- qui dément avoir travaillé avec le Rana Plaza – refusent toujours d’y contribuer. Primark, de son côté, a préféré monter son propre fonds. Au début d’avril, les montants récoltés par l’OIT représentent moins d’un tiers des 29 millions d’euros fixés comme objectif. Une somme correspondant au versement de 465 euros à chaque famille de victime.  » Ce que nous réclamons, ce n’est pas la charité, assène Kalpona Akter, mais un véritable fonds d’indemnisation unifié.  »

Le père de Kalpona est tombé malade lorsqu’elle avait 12 ans. C’est alors qu’elle est entrée à l’usine, dans le secteur textile. Après trois ans de combats et de manifestations, elle créait son propre syndicat. A 17 ans, elle était licenciée et blacklistée de toutes les usines du pays. Depuis, elle se bat pour améliorer les conditions de travail et de salaire des petites mains du textile bangladais. En 2013, les syndicats ont fini par arracher un quasi-doublement du salaire mensuel minimum, passé de 38 à 73 dollars (de 27 à 53 euros).  » L’argent n’achète pas tout « , finit-elle cependant par lâcher, l’oeil noir. Peut-être pense-t-elle à Salma Akter, une jeune ouvrière de 27 ans, originaire de la ville de Sarishabari, dans le nord du pays. Blessée lors de l’effondrement du Rana Plaza, elle a été retrouvée morte chez elle, en janvier dernier, pendue à un foulard attaché au ventilateur du plafond. Elle souffrait de  » séquelles psychologiques liées au drame « , a expliqué la police. Victime de ses fantômes. Victime de la mode.

 » Globalement, l’honnêteté oblige à dire que les choses bougent petit à petit « , constate Magnus Schmid, coordinateur de GIZ, ONG dont le siège est à Bonn, et qui figure parmi les plus actives au Bangladesh. Installé au bord de la piscine du Dutch Club, à Gulshan, quartier huppé de Dacca où sont regroupés les expatriés, cet Allemand rondouillard détaille les progrès auxquels son association a contribué : sensibilisation des femmes au droit du travail, formation d’inspecteurs de la sécurité des bâtiments, création d’une école de formation pour les soins orthopédiques. Surtout, GIZ a participé à la mise en oeuvre de l’Accord de prévention des incendies et de sécurité des bâtiments au Bangladesh.  » Avant le Rana Plaza, une poignée de marques seulement avaient accepté de signer, constate de son côté Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif Ethique sur l’étiquette, représentant français de la Clean Clothes Campaign, à l’origine de cet accord. Aujourd’hui, elles l’ont presque toutes validé, à l’exception de quelques américaines, comme Gap ou Walmart, qui ont préféré se regrouper au sein du système Alliance, juridiquement non contraignant.  »

L’Accord, qui associe organisations patronales, syndicales, ONG et contrôleurs indépendants, procède à des inspections de sécurité. Les premières, qui concernaient 80 usines, ont abouti, le mois dernier, à la fermeture de deux d’entre elles, dont celle de Softex, un fournisseur de pull-overs pour la société de grande distribution française Auchan. Seul hic : les 3 500 travailleurs ont été licenciés sur-le-champ et sans indemnités. Pour l’employeur, les donneurs d’ordre occidentaux étant à l’origine de la fermeture, il leur revient de payer les indemnités. La négociation est en cours entre les firmes européennes et leurs fournisseurs locaux.

Retour à Savar. La route nationale N 5, qui mène au Rana Plaza, raconte l’histoire dramatique du pays. Le National Martyrs’ Memorial commémore les héros de la guerre d’indépendance de 1971, à l’origine de la partition d’avec le Pakistan et de la naissance du pays. Le conflit fit plus de 1 million de morts, et 10 millions de personnes déplacées vers l’Inde, fuyant la tentative de génocide orchestrée par le gouvernement pakistanais. Un peu plus loin, le Savar Golf Club accueille l’oligarchie locale, enrichie par le boom du secteur textile. Parmi les pays les plus déshérités il y a vingt ans, le Bangladesh a indéniablement profité de sa spécialisation dans la confection. A présent, ce secteur représente 80 % de ses exports, 18 milliards d’euros de revenu annuel, et fédère 5 000 usines qui emploient près de 4 millions de personnes.

Clé de ce développement : une main-d’oeuvre corvéable à merci, et des salaires parmi les plus bas du monde.  » Le revenu moyen s’élevait à 55 dollars par mois, puis il a grimpé à plus de 80 après le Rana Plaza, analyse un exportateur européen installé sur place depuis plusieurs années. Le Bangladesh reste moins cher que le Vietnam et le Cambodge, où le salaire moyen se situe entre 100 et 120 dollars, ou que la Chine, où il se rapproche désormais des 150 dollars. Mais autant les multinationales sont prêtes à payer un peu plus cher au Vietnam pour avoir de la qualité, autant au Bangladesh, elles ne regardent rien d’autre que le prix.  » Objectif : vendre aux consommateurs occidentaux des tee-shirts à 5 ou 10 euros, et des chemises et des gilets à 10 ou 20 euros, tout en préservant des marges confortables.  » Malgré les déclarations d’intention, témoigne un fabricant local installé à Savar, la seule chose qui les intéresse est de faire baisser les prix et les délais. Les droits des travailleurs, la sécurité, ils ne les considèrent que si cela présente un risque pour leur image !  » Ces exigences poussent les fournisseurs eux-mêmes à sous-traiter dans des conditions encore plus difficiles à contrôler, quitte même souvent à recourir au travail des enfants. Rares sont les usines de Savar qui, avant le drame, avaient reçu la visite d’inspecteurs de firmes occidentales.  » Il faut faire deux heures de route de Dacca pour aller jusqu’à Savar, poursuit notre exportateur. La plupart des représentants des multinationales préfèrent négocier depuis le bar de l’hôtel Westin de Gulshan !  »

 » Un accident lié à l’appât du gain d’un dirigeant  »

Les industriels bangladais savent qu’ils ne sont pas en position de force. Déjà, l’Ethiopie a commencé à développer une filière concurrente, avec des salaires mensuels moyens à 30 dollars, et des usines montées clés en main par les entrepreneurs chinois du secteur. H & M, entre autres grands noms, y a déjà délocalisé une partie de sa production.  » Pour parvenir à un salaire vital qui permette de se projeter un minimum dans l’avenir, il faudrait un revenu moyen de l’ordre de 250 dollars « , calcule Nayla Ajaltouni.

Ce n’est pas pour demain. D’autant que le système convient parfaitement à certains. Au siège de la BGMEA, dans le centre de Dacca, on ne trouve pas franchement à s’en plaindre. Le bâtiment, grande tour de verre et d’acier, semble avoir été transplanté depuis Dubaï, ou la City de Londres, et déposé au milieu du capharnaüm de bâtiments décrépis qui pullulent en ville. Cet immeuble-là ne risque pas de s’effondrer, même si, lui aussi, a été construit sans autorisation, au beau milieu d’une zone inondable. La Cour suprême avait même ordonné sa démolition, en 2011. Mais rien ne s’est passé. Shahidullah Azim, vice-président du lobby patronal, est suffisamment influent pour ne pas s’inquiéter de ce genre de piqûres de moustiques.

Dans son bureau flambant neuf, chemise d’un blanc immaculé, montre de luxe au poignet et léger embonpoint, il reçoit à la chaîne businessmen et journalistes occidentaux.  » L’effondrement du Rana Plaza est un accident, lié à l’appât du gain d’un dirigeant qui n’a pas fait attention à la sécurité, récite l’homme à la fine moustache. Mais tout est fait aujourd’hui pour qu’une telle catastrophe ne puisse pas se reproduire.  » Quitte à omettre de mentionner que Sohel Rana, comme la plupart des grands patrons du textile, était aussi membre du parti au pouvoir, la Ligue Awami, dont il dirigeait la section de la jeunesse. La justice n’a même pas réussi à le faire condamner pour l’effondrement du Rana Plaza. Comme Al Capone, il a fallu l’accuser d’autres délits – trafic de drogue et détention d’armes en particulier – pour parvenir à le faire mettre en prison. Quitte à oublier, aussi, que Rana était parvenu à construire un bâtiment de huit étages là où la législation exigeait qu’il n’en dépasse pas cinq.  » Le système repose entièrement sur la corruption, analyse la sociologue Nashid Kamal, spécialiste de la condition des femmes. Les patrons du secteur textile ont acheté leur appartenance au Parlement à force de subsides. Ce sont eux qui font les lois !  »

Difficile, dès lors, de croire à des changements rapides. Les industriels locaux pensent à s’acheter une plus grosse voiture, un nouveau sac de golf, ou à envoyer leurs enfants étudier à l’étranger. Les multinationales, elles, se préoccupent de leurs actionnaires, qui comparent en permanence leurs marges à celles de leurs concurrents. Quant au consommateur occidental, au moment d’ouvrir son portefeuille, il se souvient de son salaire gelé, et de son emploi menacé. C’est le poids de ces inconsciences cumulées qui s’est abattu, d’un coup, sur Shilpi, Rehana, Ianur et les autres. Elles, n’ont pas eu le loisir de réfléchir. Quant à Jewel, il a décidé de retourner dans son village, non loin de Savar, et d’y ouvrir une petite épicerie pour approvisionner ses voisins. Loin du textile, de ses grandes machines, et de ses interminables chaînes de montage. Ces chaînes qui ont bien failli le broyer.

De notre envoyé spécial, Benjamin Masse-Stamberger – Photos : Jean-Paul Guilloteau/ Le Vif/L’Express

 » Les patrons du secteur textile ont acheté leur appartenance au Parlement à force de subsides. Ce sont eux qui font les lois !  »

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