Les marchands du temple

Guy Gilsoul Journaliste

A la 20e édition d’Art Brussels, près d’un millier d’artistes sont représentés par 145 galeristes. Le point sur cette profession très particulière du commerce de l’art

Une foire d’art contemporain n’est pas une exposition et le palais du Heysel est tout sauf un musée. Ici, à Art Brussels, le spectacle se conjugue sur de longs couloirs parallèles donnant accès aux 140 stands, tous de dimensions identiques (10 mètres de largeur, 5 de profondeur, et la moitié seulement pour les « Young Galleries »), éclairés de façon basique et glaciale. Quant aux visiteurs (25 000 attendus), leur curiosité tient moins de celle de l' »honnête homme » humaniste que de celle du gourmet pressé.

Art Brussels n’offre pas, non plus, un réel état de la question sur l’art actuel. D’abord, parce qu’à l’art du jour se mêlent, sinon des oeuvres, mais des artistes, surtout, bien établis qui, tout en étant désignés sous le terme de « contemporains », rappellent, comme le bon Johnny, qu’ils sont toujours là, et capables de mettre le feu au stade. C’est Ingres à l’époque de Monet, Monet à celle du surréalisme. Ensuite, parce que, évidemment, il est hors du propos des galeristes de dresser un quelconque bilan concerté (concurrence oblige!), même si, au fil de la visite, certaines constantes peuvent donner l’illusion d’une information « objective »: forcing de la photographie couleur, goût pour le kitsch, cadres soignés, le tout baignant dans des thématiques narratives liées à l’indifférence, la sexualité et l’artificialité de loft stories pour voyeurs éclairés.

En réalité, on rencontre ici un peu de tout et, tout compte fait, c’est bien ainsi. Il y a désormais davantage de one-man-show et, même, de vrais peintres (ouf!), comme Yves Zurstrassen (Triangle Bleu), Harry Holland (Mineta Move) ou, encore, Thomas Fougerol (Lanzenberg). A chacun, donc, de se laisser éblouir par des oeuvres ou par des signatures dont, à titre de garantie, le tenancier du stand vous déclinera le CV riche en escales obligées (musées et galeries en vue, de préférence).

Dans chaque stand, sur tapis de couleur, sombre de préférence (gris, c’est bien; noir, vraiment dans le coup), le héros du jour n’est pas le créateur mais le ou la galeriste (à défaut son assistante, de préférence, jeune et sexy). C’est à lui (à elle) que revient le mérite d’avoir découvert l’oeuvre qui fera date et de la vendre à des cercles de plus en plus larges d’initiés. Mais que recouvre cette profession?

Marchand ou galeriste?

Pour y voir plus clair, il serait commode de distinguer le galeriste du marchand. Le premier – qui n’est ni un loueur de cimaises, ni un responsable d’ASBL subventionnées – a pour mission de promouvoir le travail des créateurs dont il apprécie la pertinence, selon des critères qui lui sont propres – et qui ne sont pas clairement annoncés. Pour ce faire, il organise, dans l’espace de sa galerie, des expositions dont il assume les frais, en échange d’un partage des recettes sur les ventes avec l’artiste. Soit 50%: une règle de répartition des bénéfices qui n’est pas absolue, et dont les contours sont flous. En réalité, cette marge bénéficiaire doit parfois être revue à la baisse (pour l’artiste), à qui le galeriste demande, à l’occasion, une participation aux frais de catalogue, de vernissage, d’envois ou, encore, de rabais à l’amateur « habitué ». Par ailleurs, le galeriste propose ses « poulains » dans des expositions organisées par des musées et chez des collègues d’autres pays. Non, la vie de galeriste n’est pas simple. A lui, aussi, les risques d’un bide financier (ah, cette indifférence des gens!) et les investissements, comme les voyages prospectifs, les réceptions ou, encore, la participation à une foire comme celle-ci, qui demande une mise de trois à quatre cent mille francs pour la seule location du stand.

Dès lors, certains galeristes ont mis sur pied d’autres formules. Dans le nouveau quartier des galeries branchées à Paris (à l’ombre de la bibliothèque Mitterrand), les espaces de présentation, tous identiques, sont réduits aux dimensions de… stands de foire, où l’on s’entend dire: « Nous avons un CD-ROM si vous voulez voir d’autres oeuvres. » A Bruxelles (La Maison de Marijke Schreurs ou The Flying Cow Project, par exemple) comme ailleurs, d’autres imaginent des approches plus personnalisées, entre le confidentiel et le spectaculaire. Certains essaient aussi de conquérir des marchés publics via la mise sur pied de résidences d’artistes et de projets en association avec les édiles locaux (on appelle cela des « missions »).

Mais la plupart des galeristes ne doivent leur survie économique qu’à une seconde activité: celle de marchand. Entendez, d’experts en art, qu’on peut croiser, par exemple, parmi les 6 000 visiteurs quotidiens des salles de vente Drouot, à Paris. Des chasseurs, en quelque sorte, qui achètent puis revendent, à leurs collectionneurs, à des collègues ou à des courtiers, des oeuvres dites du « second marché ». Celles-là justement, souvent présentées aux cimaises des stands des foires. La concurrence aidant, l’amateur averti (celui qui fréquente à son tour les salles de vente) peut ainsi y comparer les oeuvres de même signature ou de même tendance. Il peut aussi, plus aisément que dans une salle de vente, discuter de la qualité, voire du prix, et surtout, en final, exiger un certificat d’authenticité.

La Foire d’art contemporain de Bruxelles, comme ses multiples soeurs des grandes villes européennes (la Fiac à Paris, Arco à Madrid, celles de Bâle, de Cologne, de Milan…) est donc, avant tout autre chose, l’endroit où, pendant quelques jours, le collectionneur d’art contemporain international peut espérer faire de bonnes affaires. « Durant les dernières années, explique Lothar Albrecht, de la A Gallery de Francfort, j’ai réussi à établir des relations très proches avec mes collectionneurs de Belgique, de France et d’autres pays de l’Europe de l’Ouest. C’est donc la chose la plus naturelle pour moi de venir à Bruxelles. »

Cette année, les 46 galeries belges (une quantité revue à la baisse par un comité international de sélection) avoisinent la centaine d’autres, parmi lesquelles 33 venues d’Allemagne, et 22, de France. Dans cette vaste corporation, les galeristes cherchent à se rendre incontournables. Or, si l’argument de notoriété est souvent utilisé, il est intimement lié à la qualité de leur propre CV, mais aussi à celle de leurs relations avec les milieux internationaux – les décideurs culturels et les conservateurs de musée qui prennent souvent de vitesse ces mêmes galeristes en imposant au niveau muséal des créateurs de plus en plus jeunes. Ils doivent aussi compter avec la concurrence des principaux acteurs du « second marché », les salles de vente qui proposent, depuis peu, des oeuvres de plus en plus « actuelles ». « Mais il serait cependant faux de croire que les salles de vente proposent toujours des prix plus bas qu’en galerie », souligne Jérôme Jacobs, le pétulant directeur de la galerie bruxelloise Aéroplastics.

Enfin, le galeriste doit encore faire face aux « ventes sauvages »: celles qui se font « en chambre », à l’abri des regards, par des intermédiaires aussi discrets qu’efficaces. Mais aussi directement du producteur au consommateur: dans l’atelier de l’artiste ou via des initiatives politiques du style « Parcours d’artistes ». Pour les amateurs, ces pratiques signifient souvent une remise de 30 à 50% sur le prix officiel. Mais on sait aussi, en retour de manivelle, le risque que fait naître, dans la carrière d’un artiste, cette formule qui lui impose une semi-clandestinité, le conduisant souvent à réduire son public au cercle très étroit de ses amis et connaissances.

Au galeriste reviendrait donc une part du mérite de faire entrer l’art de ses élus dans l’Histoire. Plus rarement, d’assurer leur valeur de placement. L’art qui s’achète ici (et sa revente ailleurs) dépend, le plus souvent, de la mise de départ. Celle des visiteurs de la foire de Bâle, par exemple, n’est pas la même que celle des amateurs des allées du Heysel, où les prix « moyens » remportent le plus de succès. Et, si on peut s’émouvoir et prendre du plaisir dans une foire comme Art Brussels, ce sera juste en plus. Le vernis sur le gâteau.

Art Brussels, plateau du Heysel, Expo-Palais 3 et 4, à Bruxelles. Jusqu’au 6 mai. De 12 à 20 heures. Nocturne le 6 mai jusqu’à 22 heures. Tél.: 0800-30 007.

A consulter:Le Guide Akoun 2002, la cote des peintres depuis 1985, et, dans un autre volume, celle des photos. Ed. La Cote de l’Amateur, 745 p.

Guy Gilsoul

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