» Les mafieux sont deve nus des entrepreneurs « 

Francesco Forgione a présidé la commission parlementaire anti-Mafia en Italie. Dans un livre sorti chez Actes Sud, il démonte les ramifications européennes de ces organisations criminelles. Il explique ici comment elles infiltrent nos économies.

Le Vif/L’Express : Votre livre Mafia Export dénonce l’omerta de l’Europe, qui serait devenue un paradis pour mafieux mais fait semblant de ne pas le voir, renvoyant toujours l’Italie à son folklore, ses pizzas et  » sa  » Mafiaà

Francesco Forgione : Le livre vise en effet à briser l’hypocrisie de nos classes dirigeantes, qui continuent de fermer les yeux sur la présence de la Mafia sur leur sol, jusqu’à ce qu’advienne un bain de sang ! Exemple type : l’Allemagne, qui savait tout de l’implantation des familles de San Luca, la  » capitale  » de la ‘Ndrangheta calabraise, à Duisburg, avant que n’explose la tuerie du 15 août 2007. En 2000, le BKA, la police criminelle, avait envoyé un rapport secret aux autorités italiennes détaillant les noms, les lieux, l’activité de ceux qui se sont révélés être les protagonistes du massacre des six Italiens. Qu’ont fait les Allemands ? Ils n’ont pas voulu voir la réalité en face. Or les mafias italiennes ne sont pas des mafias nationales pratiquant des délits transnationaux dans d’autres pays : elles s’y sont installées et sont un danger social dans toute l’Europe, du point de vue de la violence mais surtout de l’infiltration dans l’économie. Et ça, l’Europe ne veut pas le voir, alors qu’avec les Etats-Unis elle est le premier marché de consommation de cocaïne, donc de recyclage de l’argent de la drogue. Elle est au carrefour des mafias italiennes, des narcotrafiquants sud-américains et des nouvelles criminalités de l’Est, dont certaines ont acquis une nature mafieuse – la différence entre une organisation criminelle classique et une mafia étant que la seconde a un rapport structuré avec le système économique et politique.

Depuis quand la Mafia a-t-elle  » colonisé  » l’Europe ?

Ce processus a commencé avec l’immigration italienne des années 1950 en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en vertu des accords entre gouvernements pour la reconstruction d’après-guerre. Et si, ces années-là, l’implantation mafieuse suivait l’immigration, elle suit désormais, à l’ère de la globalisation, les flux financiers. Les mafieux sont devenus des entre-preneurs et la dimension internationale des trois mafias italiennes est avant tout économique et commerciale. C’est d’ailleurs pour cela qu’elles ne font pas peur. Mais quand arrive l’argent mafieux, arrivent aussi les mafieuxà Et la nouveauté avec la ‘Ndrangheta, c’est que, partout où elle se pose, elle implante ses structures qui sont aussi criminelles : il n’existe pas de locale [cellule] de ‘Ndrangheta sans un  » capo crimine  » [un chef] et des tueurs.

La législation italienne sur la confiscation des biens a aussi poussé les mafieux vers l’étranger, non ?

Oui, elle est unique en Europe. Dans une conversation en prison avec son neveu, en 2007, Francesco Inzerillo, un membre de Cosa Nostra, dit :  » Ici, il n’y a pas de futur, on ne peut pas travailler librement. Si tu veux la paix, tu dois t’en aller ! « 

Cette colonisation n’aurait pu se faire sans l’aide de  » zones grises « , d’une  » bourgeoisie mafieuse « .

C’est tout le problème. Si, dans le passé, le souci des organisations criminelles était d’accumuler de l’argent, aujourd’hui, elles doivent le blanchir car elles en ont trop ! Et ce ne sont pas les paysans qui peuvent le réinvestir dans l’économie légale, mais une strate d’avocats experts en droit international, de directeurs de banques, de fonctionnaires et de politiques. En effet, s’il peut exister une politique sans mafia, il ne peut exister de mafia sans politique : c’est un système de pouvoir qui entre en relation avec un autre système de pouvoir.

Des exemples de  » zone grise  » ?

Quand le puissant clan De Stefano de la ‘Ndrangheta gère un casino près de Nice, dans les années 1990, c’est qu’il a fréquenté des milieux économiques. Quand, en 2008, on arrête en Espagne, dans un restaurant renommé de la Costa Brava, Patrizio Bosti, un gros boss de la Camorra, il dîne avec les entrepreneurs locaux, avec 24 000 euros en pocheà En 2008, on arrête à Madrid un autre camorriste, Vincenzo Scarpa, le gérant d’une société d’import-export alimentaire. Quand il s’agissait d’organiser un banquet, l’ambassade italienne comptait parmi ses bons clientsà Sept ans plus tôt, la police espagnole avait interpellé Leon van Kleef, un avocat d’Amsterdam, qui s’avère être celui de la reine des Pays-Bas ! D’après les écoutes des enquêteurs, des négociations portant sur des centaines de kilos de coke s’étaient tenues dans son cabinet, entre des mafieux italiens et des narcos colombiensà Depuis, l’avocat a été acquitté, pour insuffisance de preuves. Les procès se terminent souvent ainsi : ces gens n’étaient pas conscients du degré criminel des mafieuxà Et c’est là-dessus aussi que s’est construite l’hypocrisie du pouvoir, jusqu’à la collusion, parfois. Pour administrer son trésor, Vito Ciancimino, l’ex-maire mafieux de Palerme – en fait le prête-nom du parrain Provenzano – avait fait appel à deux avocats italiens de premier plan : Giorgio Ghiron, dont le cabinet est représenté jusqu’à New York, et Gianni Lapis. Ils ont été condamnés en première instance à cinq ans et quatre mois de prison, et ils attendent l’appel. C’est ça, la zone griseà

Vous décrivez d’immenses pans de l’économie légale infiltrésà

Secteur classique : la distribution alimentaire, qui permet de se créer un réseau, avec les grossistes, les restaurants, qui permettent, eux, d’entrer en rapport avec la population, de se forger une acceptabilité sociale. Il y a aussi l’immobilier. Dès les années 1970, les mafieux ont investi sur la Côte d’Azur. Ensuite, sur la Costa del Sol, que les Espagnols appellent  » Costa Nostra « . Après, il y a des secteurs élastiquesà On a vu un agent de la puissante famille Piromalli de la ‘Ndrangheta vendre un vaccin infantile, pour le compte d’une multinationale américaine, et pour des millions de dollars, aux gouvernements de Chavez, au Venezuela, et de Lula, au Brésil.

Quel est le pays le plus touché en Europe ?

L’Allemagne : la chute du Mur a stimulé les gros investissements ; en 1989, les boss se sont téléphoné :  » Achetez tout de l’autre côté !  » Et puis il y a le poids de l’immigration italienne et la proximité avec les ports de Rotterdam et d’Anvers, qui sont les portes d’entrée de la drogue d’Amérique du Sud et d’Afrique, avec l’Espagneà Un tiers des mafieux italiens arrêtés à l’étranger le sont en Espagne. Après, viennent les Pays-Basà En France, la Camorra est aussi présente sur la Côte d’Azur. Et la ‘Ndrangheta aurait, d’après des enquêtes italiennes, une  » chambre de contrôle  » entre Marseille et Toulouse, une structure de coordination entre les clans à cheval entre la France et l’Italie, servant notamment à gérer la cavale des fugitifs.

Cette mafia calabraise est devenue la plus puissante (44 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel) et la plus dangereuse des mafias italiennesà

Oui. Pendant des décennies, elle n’a pas été combattue. Au moment où Cosa Nostra s’enfermait dans une politique de confrontation sanglante avec l’Etat en assassinant les juges Falcone et Borsellino en 1992, donc dans une dimension nationale, la ‘Ndrangheta, elle, a  » cueilli  » l’explosion de la globalisation, prête à réinvestir son trésor accumulé sur les séquestres de riches industriels. C’est comme ça, par exemple, qu’on voyait partir pour l’Australie, du village miséreux de Plati, au fin fond de la Calabre, des millions d’euros des rançons ! La ‘Ndrangheta est la première mafia globale : organisée en 155 familles de sang structurées comme des entreprises, elle a des colonies sur les cinq continents. Où qu’ils soient, à Milan, Duisburg, Toronto ou en Australie, où a été découvert un livret de serments, les clans Alvaro, Nirta ou Piromalli reproduisent le même modèle culturel, les mêmes rites.

Une structure  » horizontale « , donc, à la tête de laquelle on a découvert un boss – Domenico Oppedisano, 80 ans – lors d’une opération anti-Mafia le 13 juillet en Italie. La surprise totale !

Oui, la ‘Ndrangheta s’était dotée d’un  » capo « , une sorte d' » autorité morale  » élue chaque année, à la tête d’un sommet appelé  » crimine « , qui ratifie l’élection des chefs de cette mafia au nord de l’Italie, en Allemagne, au Canada ou en Australie, qui tranche les litiges, garantit l’unitéà Ainsi, quand, en 2008, le boss sécessionniste Carmello Novella a voulu fonder  » sa  » ‘Ndrangheta à Milan, il a été éliminé. Si les clans conservent une grande autonomie opérationnelle, ils restent reliés au cordon ombilical en Calabre, où la ‘Ndrangheta contrôle notamment le port de Gioia Tauro, le premier port de transit de Méditerranée, 3 millions de conteneurs chaque annéeà

Après Duisburg, qu’est-ce qui a changé en Europe ?

En 2009, le Bundestag a voté une loi reconnaissant la confiscation des biens et capitaux mafieux lancée par un pays tiers. En 2004, le mandat d’arrêt européen a également été une nouveauté. Sinon, peu de choseà Sans une directive européenne sur le délit d’association mafieuse, on ne pourra rien faire. L’Europe ne parvient pas à regarder à l’intérieur d’elle-même. Même à Milan, le c£ur économique de la ‘Ndrangheta, le maire et le préfet disaient encore, il y a quelques mois, que  » la Mafia n’existe pas « .

PROPOS RECUEILLIS PAR DELPHINE SAUBABER

 » le souci actuel des organisations criminelles, c’est le blanchiment « 

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