Les leçons de l’affaire Enron

Scénario de rêve pour cinéaste en manque d’imagination ! Longtemps présenté comme un modèle de gestion innovante, le groupe américain Enron, premier courtier mondial en énergie, est au bord de la banqueroute. Un scandale dont l’investisseur en Bourse peut d’ores et déjà retenir six leçons.

Comment un groupe totalisant un chiffre d’affaires de 100 milliards de dollars en 2000 a-t-il pu s’écrouler d’un coup ? L’histoire d’Enron est à peine croyable. Issu en 1986 de la fusion de deux entreprises de gazoducs, le géant de Houston a profité de la déréglementation mondiale progressive des marchés de l’énergie pour devenir le spécialiste numéro 1 du courtage énergétique (surtout gaz et électricité). En deux mots, il agissait comme intermédiaire entre producteurs et consommateurs d’énergie via des contrats sophistiqués en rendant plus flexibles des marchés jusqu’alors fort rigides.

Le succès fut à l’image de la performance boursière : fulgurant. Quiconque aurait investi dans l’action Enron 100 dollars en 1991 se serait retrouvé avec 1 500 dollars fin 2000 (soit une performance plus de trois fois supérieure à celle de la Bourse américaine – S&P 500). Si le concept était séduisant, la mariée apparaissait néanmoins bien plus belle qu’elle ne l’était en réalité. Profitant du laxisme des règles comptables américaines jusqu’à l’extrême limite (et dans certains cas au-delà), les responsables d’Enron avaient isolé, en partie de façon frauduleuse, un dangereux cocktail d’activités risquées et de dettes considérables dans plusieurs centaines (!) de partenariats dits  » hors-bilan  » (en anglais,  » off-balance-sheet partnerships  » ou encore  » special purpose entities « ), situées parfois dans des paradis fiscaux. Au total, l’endettement d’Enron s’établissait au triple du montant repris dans ses comptes officiels. Cacher cette situation permettait à Enron de garder un bon  » rating  » de solvabilité, indicateur de confiance prépondérant pour ses opérations de courtage (90% de ses bénéfices opérationnels). Et les bénéfices d’Enron profitaient amplement de la structure mise en place via des transactions avec les partenariats hors bilan, ce qui donnait une image de rentabilité trompeuse, quoique pas extraordinaire. Véritable  » money machine  » boursière, Enron s’était lancé dans une fuite en avant alimentant ses rêves de grandeur : il voulait appliquer son  » business model  » à d’autres marchés comme la bande passante, l’eau ou les métaux. Au mondre grain de sable, bien sûr, la machine risquait de s’enrayer.

Ce qui arriva. Au cours de la présentation des résultats du troisième trimestre, en octobre dernier, Enron fit état de pertes relatives à de nouvelles activités. Peu après, il annonçait une réduction de capital relative à un partenariat jusque-là quasi inconnu du nom de LJM et pour lequel il devait se porter garant. Ensuite, Enron annonça devoir revoir sa comptabilité sur les cinq dernières années pour prendre en compte trois partenariats qui n’auraient pas dû être considérés comme des entités séparées. Au total, un cinuqième des bénéfices réalisés sur cette période s’avéraient illusoires ! Lorsqu’il apparut alors que le géant avait des pieds d’argile, les créanciers retirèrent leur confiance et cherchèrent à récupérer leur argent : face à l’énormité de sa dette, Enron ne put faire face et, en décembre dernier, déposa son bilan.

Face à un scandale d’une telle ampleur, et dont les responsabilités ne sont pas encore très précisément établies, l’investisseur est nécessairement mal à l’aise. Comment doit-il raisonner ? Doit-il fermer les yeux sur cette  » exception  » et garder, contre vents et marées, une vue béatement optimiste des placements boursiers ? Ou, au contraire, doit-il quitter le navire tant qu’il est temps et vendre toutes ses actions pour se replier uniquement sur les placements sans risque ? L’attitude la plus sage se situe, comme souvent, dans la voie médiane. La Bourse reste un placement intéressant à moyen et long terme mais l’investisseur doit redoubler de vigilance.

Bien sûr, des faillites aussi retentissantes que celles d’Enron ne deviendront pas, selon toute vraisemblance, la règle. Il n’empêche : l’affaire vient nous rappeler que le spectre de la faillite ne concerne pas seulement les petites firmes de croissance en asphyxie de capitaux ou les  » canards boiteux  » qui vont de restructuration en restructuration jusqu’au coup de grâce final. Ce qui fait la particularité (et l’intérêt) de l’affaire Enron, c’est surtout qu’elle combine à elle seule toute une série de  » dysfonctionnements « , poussés ici à l’extrême, qui se sont fait jour ces dernières années tant dans le comportement des entreprises que dans celui des investisseurs. A la lumière de ce qui s’est passé, quelle devrait être une attitude prudente ?

1. Résister à l’emballement de la Bourse

Encouragé notamment par un plantureux programme d’intéressement (stock-options), le management d’Enron a joué la carte Wall Street.

Tout était fait et dit pour plaire aux investisseurs : culte de la performance bénéficiaire à court terme et projections mirifiques pour l’avenir. Dans le rapport annuel 2000 de Enron, on peut ainsi y lire que le groupe est focalisé tel un laser ( » laser-focused « ) sur la croissance du bénéfice par action. Début 2001, le management laissait entrevoir plusieurs années de forte croissance bénéficiaire dans l’énergie mais aussi dans les nouveaux secteurs d’activité pour lesquels il prédisait de véritables booms. Finalement, le cours de l’action intégrait des attentes de plus en plus difficiles à rencontrer, d’autant plus que, pour rendre crédibles les rêves de grandeurs du management, il était devenu nécessaire d’embellir la réalité

2. Manier les chiffres avec prudence

Les chiffres d’Enron ont été effectivement manipulés. Cette remise en cause de chiffres comptables, pourtant audités, est un énorme traumatisme pour l’investisseur. Sont épinglés à ce stade les conflits d’intérêts auxquels sont confrontées les firmes qui regroupent à la fois activités d’audit et de consulting. Pour obtenir un contrat de consulting, souvent plus rémunérateur, de telles firmes peuvent êtres enclines à la complaisance sur certains points de comptabilité lors de la révision des comptes. Ici, il est fait état de documents détruits chez Arthur Andersen, cumulant fonctions d’audit et de consulting chez Enron, lorsqu’il a été connu qu’une enquête allait être menée. Préoccupant. De plus, il apparaît que la législation comptable (ou les carences de celle-ci) offre encore trop de latitude à des manipulations de l’information. Les tentations sont grandes : sur les trois dernières années, plus de 600 entreprises américaines ont été forcées de revoir leurs chiffres. Et, si les engagements hors bilan sont, dans le cas qui nous occupe, surtout visés, des débats similaires existent sur d’autres sujets comme par exemple la comptabilisation des stock-options ou encore la valorisation des actifs immatériels. Alors que de plus en plus de cas de manipulations comptables sont soulevés, il s’agira le plus tôt possible de répondre à la question essentielle : comment donner aux investisseurs (mais aussi aux partenaires commerciaux et financiers de l’entreprise) une image honnête et fiable de la réalité et des perspectives de l’entreprise ?

La nécessité ressentie par la direction d’Enron de donner une image de perfection, quitte à travestir la réalité, nous amène à la troisième leçon.

3. Retrouver le sens des réalités

Lorsque le profil financier d’une entreprise est trop beau pour y croire, c’est que, souvent, il n’y a pas lieu d’y croire ! C’est d’autant plus dangereux que le cours de l’action flirte alors souvent avec son maximum historique. Si, sur une longue période, la croissance ou la rentabilité d’une entreprise sortent trop de la moyenne, la suspicion de  » bricolage  » comptable devient légitime. Et, dans le cas ici traité, les dirigeants d’Enron, dont l’ambition était de diriger à terme la plus puissante entreprise du monde, n’ont plus qu’à ravaler l’arrogance dont ils étaient coutumiers. Début 2001, la direction d’Enron, qui ne supportait guère la critique, a ainsi tenté de faire pression sur une journaliste sceptique du magazine américain Fortune (B. McLean,  » Is Enron Overpriced ? », mars 2001).

Pourtant, lorsque des Cassandre se font entendre, il est souvent intéressant de leur prêter une oreille attentive. Précisément parce qu’elles ont le courage d’aller à contre-sens du sentiment général.

Lorsque, en matière d’investissement, la forme a tendance à se substituer au fond, le danger se précise. D’où notre quatrième conseil…

4. Privilégier la transparence

Reposant sur des instruments financiers très perfectionnés, le  » business model  » de Enron était d’une infinie complexité. Rares étaient les analystes financiers aptes à cerner l’exacte nature des activités d’Enron et, encore moins, à comprendre les arcanes de ses comptes. Quoique très présents dans les médias, les responsables d’Enron se réfugiaient constamment derrière des considérations de secret concurrentiel pour éviter d’expliquer les sources de leur rentabilité. Mais la progression bénéficiaire (que l’on sait aujourd’hui truquée) était là : alors, parmi les  » experts « , un large consensus s’était dégagé pour louer le management et ses  » méthodes innovantes « . La veille du dépôt de bilan, une majorité d’analystes recommandaient encore l’action à l’achat. Sévère désillusion sous forme d’appel à l’humilité : mieux vaut rester à l’écart d’affaires dont la complexité est souvent prétexte à des vices cachés ! Dans un registre différent, les investisseurs qui s’étaient rués sur de petites valeurs d’entreprises à la technologie impossible à comprendre avaient déjà retenu la leçon .

5. Ne pas se fier aveuglément au gouvernement d’entreprise

Il est communément admis que les intérêts des actionnaires sont bien pris en compte par les conseils d’administration aux Etats-Unis. C’est le principe du  » gouvernement d’entreprise  » ( » corporate governance « ) qui progresse actuellement en Europe. Il reste néanmoins encore beaucoup de travail même aux Etats-Unis. En effet, dans le cas Enron, la présence d’administrateurs extérieurs n’a pas empêché une direction apparemment malveillante d’organiser un système qui eut pour effet de tromper les petits actionnaires sur l’état de santé réel de l’entreprise.

S’il est raisonnable de penser que les administrateurs ne peuvent pas tout connaître des entreprises au conseil desquelles ils siègent, ils auraient sans doute dû être plus inquisiteurs à l’égard des pratiques du management. Sur les 14 membres du conseil d’administration de Enron, 6 ont présenté leur démission, effective le 12 mars. Parmi ces derniers, il en est qui participaient au comité d’audit interne tout en recevant d’Enron un financement dans le cadre de leurs propres activités…

6. Scinder salaires et épargne

Il n’est en soi nullement choquant que des salariés d’une entreprise se retrouvent par la même occasion actionnaires de cette entreprise. Les salariés bénéficient souvent de conditions privilégiées d’accès au capital et peuvent ainsi se sentir davantage concernés par la réussite de l’entreprise. Le hic intervient lorsque cette pratique est promue de façon excessive, comme chez Enron. Fin 2000, 60% des plans d’épargne des employés d’Enron étaient constitués par des actions de l’entreprise. Dans un tel contexte, le drame social provoqué par la faillite du groupe prend des proportions énormes pour les salariés : licenciements ET réduction drastique de leur épargne. Bien que exhortant à la confiance, les dirigeants, eux, à l’origine du désastre et donc immanquablement bien informés de l’évolution de la situation, ont senti le vent tourner à temps : ils ont vendu une bonne part de leurs actions et se sont couverts contre de trop grosses pertes.

Vincent Colot (Budget Hebdo)

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire