Les hypocrites

Il y a ce qu’ils disent, et il y a ce qu’ils font : les hommes politiques français n’arrivent décidément pas à assumer leur rapport avec l’argent. Quand ils ne cherchent pas carrément à tricher. Enquête.

Dans l’avion privé, mis à disposition par les autorités de Tripoli, qui vole vers la Libye, ce 19 mars, la discussion devient soudain très terre à terre. Avec Alain Juppé, Nicolas Sarkozy ne tourne pas autour du pot :  » Combien t’as pris ?  » Deux semaines plus tôt, le maire de Bordeaux a tenu une conférence à la prestigieuse London School of Economics and Political Science.  » Zéro « , répond-il et, pour cette réponse, il va prendre cher.  » Mais tu es con ! Moi, je ne parle plus sans être payé.  » S’il en est un qui s’est toujours montré décomplexé en la matière, c’est bien Nicolas Sarkozy – lui qui, un jour, avait interrompu l’un de ses ministres en train de parler d’un hôtel de luxe :  » Je les connais tous, je pourrais faire un guide…  »

La réhabilitation de l’argent, comme l’ancien président français s’y était essayé – mais avec quelle maladresse -, est-elle vouée à l’échec ? Doit-on dorénavant être pauvre pour avoir une chance de réussir en politique ? En France, les quinquennats se suivent et se ressemblent. Ce n’est plus un fil rouge, c’est un fil d’or. De Gaulle avait certes prévenu :  » Mon seul adversaire, celui de la France, n’a aucunement cessé d’être l’Argent « , ses successeurs se sont pris les pieds dans les mallettes. François Mitterrand peut jouer avec les mots, évoquer la  » concussion  » plutôt que la  » corruption « , histoire de moins marquer l’opinion publique avec un terme peu courant, il est vite rattrapé par les scandales. Les deux mandats de Jacques Chirac sont à leur tour rythmés par les affaires, et celui de Nicolas Sarkozy, de ce point de vue, leur ressemble comme un frère. François Hollande, qui l’a emporté sur la promesse de ne rien faire comme son prédécesseur, doit se montrer inventif : un ministre du Budget avec un compte en Suisse, c’est en effet inédit. Il ne manquerait plus que celui qui longtemps incarna le haut fonctionnaire au-dessus de tout soupçon s’emmêlât les pinceaux avec deux tableaux d’un peintre flamand et des vraies fausses primes de cabinet. Claude Guéant est celui-là.

 » Monsieur le président, acceptez-vous l’idée que les élus fassent état de leur patrimoine ?  » Il est vrai que la question se pose, et elle l’est… à François Mitterrand, lors de l’interview télévisée du 14 juillet 1992. Réponse :  » Oui, c’est moi qui l’ai demandé et je suis même un peu ennuyé que cela mette tellement de temps. Il faudrait que les patrimoines soient connus et publiés, pas simplement d’ailleurs ceux des hommes politiques, mais de tous ceux qui contribuent à la vie publique.  » Saisissant la balle au bond, L’Express, dans son numéro du 20 août 1992, sollicite une grande partie de la classe politique.  » Inquisition « ,  » voyeurisme préjudiciable à la bonne marche de la démocratie  » ou  » transparence  » bienvenue, le débat ne manque pas de vigueur.

Volonté de transparence

Vingt et un ans plus tard, les masques peinent toujours à tomber. Sauf que les ministres n’ont plus le choix. Le président qui  » n’aimait pas les riches  » (voir page 58) a imposé sa volonté de transparence. Du coup, c’est à celui qui se vante le plus de s’être fait rouler dans une opération immobilière. Le 15 avril, Frédéric Cuvillier, ministre délégué français aux Transports, élu du Nord, se justifie devant la presse locale. Les 60 mètres carrés qu’il possède à Marrakech sont  » un démembrement de propriété « , il aime tellement l’expression qu’il la répète, pour prévenir tout amalgame avec un riad. Qu’on se le dise, c’est  » une très mauvaise affaire, d’autres diraient une arnaque « , un achat de 100 000 euros en 2007 estimé à 80 000 euros six ans plus tard. Quelques jours plus tard, c’est la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, qui détaille son patrimoine de 730 800 euros en s’excusant d’avoir acheté son appartement :  » Je suis propriétaire, OK, mais de mes dettes aussi, soit 313 790 euros  » qu’il lui reste à rembourser, explique-t-elle à Paris Match.

Travailler plus pour gagner moins : les ministres, actuels ou anciens, ne peuvent plus le dire publiquement, mais ils l’ont mauvaise. L’ancien ministre Brice Hortefeux a révisé son histoire républicaine :  » Au début de la IIIe république, le salaire d’un ministre était 52 fois le salaire médian…  » Manuel Valls, devenu ministre de l’Intérieur, a également fait ses calculs : il a perdu au change, il touche moins en 2013 qu’avant l’élection de François Hollande. Dans le gouvernement Fillon, après que Nicolas Sarkozy eut imposé la taxe d’habitation aux membres du gouvernement habitant leur logement de fonction, il s’était même trouvé un ministre préférant retourner chaque jour à son domicile dans la région parisienne plutôt que de payer deux taxes d’habitation.

L’époque ne se prête guère aux lamentations, seulement à l’austérité. Voyez Jean-François Copé,  » l’homme qui aimait trop l’argent « , comme soupirent, faussement désolés, les fillonistes – et comme s’inquiètent jusqu’à quelques-uns de ses amis. Un élu UMP :  » Certains, parmi les plus intelligents, perdent la raison dès qu’il s’agit des femmes. Lui, c’est l’argent.  »  » S’il est devenu avocat, c’est notamment pour s’assurer un certain train de vie « , complète un autre. Le député maire de Meaux, qui, clamait-il pendant la campagne interne à l’UMP, était  » monté à Paris  » pour défendre, en 2009, sa proposition de loi interdisant la burqa, habite les beaux quartiers de la capitale ; il a détesté une photo, parue en novembre 2012 dans Le Journal du dimanche, le montrant en plein shopping avec son épouse, un paquet Hermès à la main. Un autre cliché le poursuit, celui de sa désormais fameuse baignade dans la piscine du sulfureux Ziad Takieddine, devenu l’illustration de la collusion entre le monde des affaires et celui de la politique.  » J’assume comme un grand « , a pris l’habitude de répondre Jean-François Copé.  » Vous verrez quand seront dévoilés les patrimoines de chacun, il n’est pas plus riche que les autres « , ajoutent ses proches, qui rechignent rarement à pointer l’attitude, à leurs yeux ambiguë, de François Fillon. Les deux hommes s’étaient d’ailleurs parlé juste avant que le député de Paris ne participe au JT de France 2, le 8 avril, pour y dévoiler son patrimoine.  » Il m’a dit qu’il ne le ferait pas « , se souvient Copé ;  » Jean-François était très inquiet de ce que j’allais dire « , se rappelle Fillon. Sur le plateau, l’ex-Premier ministre ne voit pas l’image, derrière lui, qui illustre l’interview : celle de sa maison dans la Sarthe, évaluée à 650 000 euros…

Règlements de comptes

Ce que le candidat  » quoi qu’il arrive  » de 2017 ne dit pas ce soir-là, c’est que, lui aussi, de manière beaucoup plus discrète que Nicolas Sarkozy, donne des conférences payantes à l’étranger, facturées via la société de conseil qu’il a créée après son départ de Matignon, 2F Conseil. Déjà deux depuis un an, à Genève et à Washington.  » Je n’accepte pas toutes les propositions, je veille à ne pas entrer en conflit d’intérêts avec mes responsabilités passées « , confie l’ancien chef de gouvernement français. Dans le projet de loi organique relatif à la transparence de la vie publique, le gouvernement interdit le cumul d’un mandat parlementaire avec l’exercice de toute activité de conseil.  » L’avocat est protégé par le secret professionnel, et c’est l’activité de conseil que l’on interdit « , critique François Fillon.

Claude Bartolone a pris la tête du combat contre ce texte. Le 16 avril, le président de l’Assemblée nationale française dénonce dans Libération  » la démocratie paparazzi  » :  » Publier mon patrimoine, ce serait céder à ce syndrome du populisme contre lequel je me bats. J’habite une maison en Seine-Saint-Denis depuis quinze ans.  » Une maison ? Le lendemain, Le Canard enchaîné publie un cliché de  » sa bâtisse de 380 mètres carrés  » sur les hauteurs des Lilas, avec vue imprenable sur Paris, et renvoie la gauche à son malaise dès que s’affichent des signes extérieurs de richesse – si Bartolone aime chasser, il veille à ce que cela ne se voie pas.

Car la règle ne date pas d’hier : qui dit argent dit volontiers règlements de comptes. En 1998, les mégrétistes font circuler le salaire très confortable de Marine Le Pen, directrice juridique du FN (4 300 euros, pour un temps partiel). Aujourd’hui, la présidente du parti –  » Une petite-bourgeoise « , disait son père, en juillet 2012, au Times – revendique de vivre  » normalement « , même si elle emploie une personne à domicile rémunérée 1 700 euros par mois.  » Etre riche, c’est pouvoir disposer d’un patrimoine, déclare-t-elle le 15 avril sur Canal +. Moi, je ne peux pas disposer d’un patrimoine, je suis en copropriété avec mes soeurs, avec mes neveux, d’une maison familiale. Je crois qu’un certain nombre de Français sont dans mon cas.  »

Les hommes politiques n’assument pas. Mais, au bal des hypocrites, les Français ne sont pas les derniers à danser, qui oscillent entre curiosité, avidité et jalousie. Si l’on n’a pas encore vu de députés rock stars ou footballeurs professionnels, pour certains électeurs aucun doute n’est possible : ils partagent le même train de vie.  » Ils sont persuadés que j’utilise une voiture avec chauffeur, mise à disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre « , relate un élu de la majorité. Une voiture avec chauffeur en permanence… Qui dit mieux ? Hervé Morin.  » Quand un hélicoptère survole ma circonscription, on pense que c’est le mien « , se marre l’ancien ministre de la Défense. Les fantasmes ont la peau dure. En raison de son nom de famille, François de Rugy, député Europe Ecologie-les Verts (EELV) de la Loire-Atlantique (ouest de la France), est au coeur de quelques légendes locales.  » A la fin de 2007, j’ai déménagé de Nantes à Orvault, dans sa banlieue, pour y briguer la mairie. Les gens pensaient que j’avais acquis un château. Il faut dire que mon adversaire aux municipales laissait entendre que j’avais acheté une « propriété », un mot-valise bien pratique qui permet de sous-entendre que c’était une belle demeure.  » Pas davantage qu’un palais, le faux noble n’a de carrosse. Il conduit un Peugeot Partner, ce qui, paradoxalement, semble décevoir d’autres électeurs :  » Une personne m’a déjà fait remarquer que ce n’était pas une voiture de député.  »

Que veulent donc les Français ? François Mitterrand racontait, un sourire aux lèvres, que les piétons qu’il croisait lui demandaient de leur dédicacer Mitterrand et les 40 voleurs, une enquête du journaliste Jean Montaldo, vendue à plus d’un million d’exemplaires. Comme s’il en était l’auteur – ou le héros.

PAR ERIC MANDONNET, AVEC TUGDUAL DENIS, MATTHIEU DEPRIECK, ROMAIN ROSSO ET BENJAMIN SPORTOUCH

De manière plus discrète que Nicolas Sarkozy, François Fillon facture aussi ses conférences à l’étranger

Au bal des hypocrites, les Français ne sont pas les derniers à danser, qui oscillent entre curiosité, avidité et jalousie

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