» Les grands Etats ont besoin des paradis fiscaux « 

Coprésident du Tax Institute et professeur à l’Unité de droit fiscal et de droit des finances publiques de l’université de Liège, Marc Bourgeois n’a pas été surpris par les révélations des Panama Papers. Et il continue à se poser certaines questions sur la lutte contre l’évasion fiscale…

Le Vif/L’Express : Offshore Leaks, LuxLeaks, SwissLeaks, Panama Papers : le phénomène que dévoilent ces vagues de révélations s’arrêtera-t-il un jour, ou ces stratégies d’évasion fiscale sont-elles vouées à être permanentes et éternelles ?

Marc Bourgeois : On ne va pas vers une résolution de la crise de légitimité des Etats, ni vers la légitimation de leur mode de financement par la voie de l’impôt. La résistance du contribuable au paiement de l’impôt, qu’il le considère comme trop élevé ou comme mal affecté, ne va pas s’éteindre. Mais le paysage fiscal international est en train de subir une transformation radicale. Des standards de transparence et d’échange automatique d’informations se mettent en place, en conséquence d’efforts accomplis par des organisations internationales comme l’OCDE, et cette transformation-là va avoir un impact sur la possibilité de mettre en place des structures sophistiquée du type de celles que révèlent les Panama Papers. Un grand principe demeure néanmoins, et il a vocation à durer : plus on est fortuné, plus il est possible de trouver des échappatoires à l’impôt…

Le combat mené aux échelles nationale et internationale n’est-il alors pas perdu d’avance ?

Ce n’est pas un combat perdu d’avance si la dynamique de coopération et de collaboration entre les Etats persiste. La collaboration peut être forcée dans certains cas : on est évidemment dans des rapports de pouvoir. Il ne faut pas oublier que la Suisse n’a abandonné son secret bancaire – et encore, partiellement, pour les non- résidents – et qu’elle n’est passée au standard de l’échange automatique d’informations que sous les coups de boutoir des Etats-Unis. Ils ont tout bonnement fait jouer la force, en menaçant la Suisse de mesures très graves si elle n’accédait pas à leurs demandes. Donc, si cette dynamique perdure, les Etats ont la capacité de mettre en place un cadre qui va réduire très sensiblement les possibilités d’échappatoire, en ce compris pour les plus grosses fortunes. Maintenant, la question est de savoir si survivront toujours ceux que l’on qualifie médiatiquement de  » passagers clandestins « , c’est-à-dire ces pays qui refusent de collaborer, et donc qui, dans ce cas, vont concentrer encore davantage certaines structures juridiques, ou bien s’ils feront l’objet de pressions telles qu’ils vont devoir abandonner ces comportements.

A quels pays pensez-vous ?

Le Panama en est une bonne illustration. Il y a quelques semaines, le directeur des affaires fiscales de BEPS (NDLR : Base Erosion Profit Shifting- Erosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices), l’initiative de l’OCDE pour mettre fin aux échappatoires illégales ou abusives au paiement de l’impôt, évoquait Panama et son refus d’entrer dans le standard d’échange automatique d’informations. Aujourd’hui, toutes les révélations proviennent d’un gros cabinet d’avocats établi dans cet Etat. On peut avoir une vision optimiste, parce que les Etats peuvent arriver à limiter ces échappatoires s’ils collaborent. Mais s’ils ne coopèrent pas, on peut franchement être plus pessimiste…

La lutte contre l’évasion fiscale réside-t-elle alors simplement dans la traque des pays qui collaborent peu, ou plutôt dans celle des techniques, parfois strictement nationales, qu’emploient experts fiscaux et avocats spécialisés ?

Attention, il ne faut pas confondre la fraude, qui est illégale et qui est sanctionnée pénalement, et ce qu’on appelle en français évasion fiscale, mais qui pourrait être plus proprement qualifiée d’évitement licite de l’impôt. Il y a beaucoup de confusions, souvent énormes, à ce titre, notamment parce qu’en anglais, fraude fiscale se traduit par  » tax evasion « , tandis qu’évasion fiscale se traduit par  » tax avoidance « . La lutte contre la fraude doit passer par la mise en place de tous les instruments possibles, parce qu’elle contrevient à la loi. Par contre, l’évitement licite…

Cette fraude est uniquement extraterritoriale ?

Il y a de la fraude purement interne aussi. Si vous travaillez pour quelqu’un et que vous ne le déclarez pas, vous fraudez.

Mais les  » gros poissons  » travaillent dans une autre dimension, internationale…

Oui et non, vous avez parfois des cas de fraude, comme sur les droits de succession, qui sont au départ nationaux, mais qui emploient ensuite des structures internationales pour blanchir le résultat de cette fraude. Il faut se poser la question de la limite de la fraude : vous pouvez frauder parce que vous n’avez pas déclaré de revenus professionnels ou une succession, et que vous utilisez une société offshore pour faire disparaître le lien entre cette fortune et vous. Là, un blanchiment de fraude fiscale s’ajoute à la fraude, et la fraude nationale acquiert une dimension internationale, puisqu’elle produit des revenus qui échappent encore à l’impôt. Et puis, avec l’évitement licite de l’impôt, le contribuable flirte simplement avec les limites, à la frontière de la légalité. Là, les Etats ont le pouvoir d’enclencher des redressements fiscaux s’ils considèrent ces comportements abusifs. Vous ne violez pas de règle, mais vous allez trop loin. Mais lutter contre ces comportements demande d’autres méthodes que la traque des paradis fiscaux…

Et cela reste compliqué par la concurrence fiscale à laquelle se livrent les Etats…

C’est beaucoup plus difficile de détecter ces situations, et beaucoup plus difficile de faire pression sur les conseillers, les avocats et les banquiers : on peut les poursuivre lorsqu’ils proposent à leurs clients de frauder, pas lorsque les schémas conseillés sont légaux.

Dans une interview à Télérama, l’anthropologue et économiste Paul Jorion expliquait que les grandes puissances avaient besoin des paradis fiscaux pour  » contrôler de façon semi-permissive le blanchiment d’argent sale qui provient du trafic de la drogue, de la prostitution, du trafic d’armes « .  » Il est évident que la raison d’Etat a besoin de ces paradis « , ajoutait-il. Les Etats se servent-ils cyniquement de ce système fiscal mondial ?

Je ne suis pas tout à fait en désaccord avec lui. Je ne veux pas me prononcer sur les motivations des Etats, mais on est parfois un peu surpris de la distance entre les discours et la pratique. On peut en effet se demander pourquoi ces paradis fiscaux qui sont connus de tous et qui ne sont pas des Etats puissants, dotés d’armées redoutables, n’ont subi que fort peu de menaces. Et on arrive en général à les rattacher assez facilement à la sphère d’influence de l’une ou l’autre des grandes puissances mondiales. Il y a très longtemps que ce paysage fiscal existe, et il est toujours en place. Certes, beaucoup de paradis fiscaux se sont vu imposer des obligations. Mais il n’en demeure pas moins que l’idée que des grands Etats ont besoin de ces paradis fiscaux pour fonctionner ne me semble pas fondamentalement erronée. Et il ne faut pas oublier non plus que certains des pays les plus actifs dans la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales abritent et protègent eux-mêmes des paradis fiscaux, comme les Etats-Unis avec le Delaware. Ces situations sont très curieuses, non ?

Entretien : Nicolas De Decker

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