Les gagnants et les perdants

Faut-il régionaliser l’impôt ? Jusqu’où ? Comment ? Pourquoi la Flandre se montre-t-elle si gourmande ? Les craintes des francophones sont-elles justifiées ? Que risque le fédéral ?

La Flandre, très demandeuse

En exigeant la régionalisation de l’IPP, les partis du nord du pays – la N-VA en tête – partent d’un constat lucide : les entités fédérées récoltent 12 % des recettes fiscales du pays, mais génèrent, selon les calculs, de 25 à 35 % des dépenses publiques, soit deux à trois fois plus. C’est ce déséquilibre, propre aux Etats fédéraux et qui pousse au gaspillage, que les Flamands voudraient corriger. Leur principal argument : en tenant les leviers de l’IPP, les Régions seraient davantage responsabilisées, car leurs recettes augmenteraient directement en cas de croissance économique.

Mais les Régions jouissent déjà d’une autonomie fiscale importante.  » Les impôts qu’elles ont créés elles-mêmes, comme la taxe wallonne sur les déchets ou les taxes flamandes environnementales, et les impôts qu’elles ont hérités du fédéral, comme le précompte immobilier, le droit d’enregistrement, etc., représentent 45 % des recettes fiscales du pays, toutes Régions confondues, explique Christian Valenduc, maître de conférences à l’UCL et aux Facultés universitaires de Mons (Fucam). C’est bien plus qu’en Allemagne ou en Autriche et moins qu’en Suisse qui, historiquement, est un pays beaucoup plus décentralisé. « 

Doublement gagnante

En outre, la loi de financement actuelle permet déjà aux Régions de diminuer ou d’augmenter l’IPP, à l’intérieur d’une marge de 6,75 %, en évitant de réduire la progressivité de l’impôt. Les fameux additionnels et soustractionnels. Ni la Wallonie ni Bruxelles n’ont profité de cet outil. La Flandre, elle, n’en a fait qu’un usage très restreint et parcimonieux, pour des raisons budgétaires.

Alors, pourquoi vouloir plus ? D’abord parce que la Flandre est plus riche. Elle dispose dès lors d’une marge de man£uvre plus large. Les revenus IPP sont au moins deux fois plus importants en Flandre (22 milliards, en 2008) qu’en Wallonie (10 milliards) : c’est davantage que la proportion entre les deux populations (6 millions de Flamands contre 3,3 millions de Wallons). L’IPP y augmente plus vite qu’ailleurs : une plus grande partie de contribuables flamands atteignent les tranches d’imposition les plus élevées.

 » Il ne faut pas oublier non plus qu’en raison de la progressivité de l’impôt, l’IPP croît plus vite que le PIB, rappelle Giuseppe Pagano, spécialiste des finances publiques à l’université de Mons-Hainaut. Quand le PIB croît de 1 %, l’impôt des personnes peut augmenter, par exemple, de 1,2 ou 1,7 %. C’est ce qu’on appelle l’élasticité supra-unitaire. Aujourd’hui, c’est le fédéral qui en profite. Si on transfère des compétences en matière d’IPP, ce sera tout bénéfice pour les Régions.  » Bref, la Flandre serait doublement gagnante.

Symbolique

Reste à voir si le gouvernement flamand pourra pleinement exploiter ces nouvelles prérogatives. Rien n’est moins sûr, car son budget ne le permet pas vraiment.  » Surtout, si la progressivité de l’impôt est maintenue telle que dans la loi actuelle, sa marge de man£uvre restera étroite, prévient Christian Valenduc. En effet, si la Flandre décide d’abaisser d’un point la tranche imposable la plus élevée, elle devra faire de même avec toutes les tranches. Coût de l’opération : 600 millions d’euros.  » C’est cher payé pour un point. Sans être certains d’appâter les riches contribuables d’autres Régions.

 » Si on ne touche pas à la progressivité, l’avantage de passer du système des additionnels/soustractionnels à une régionalisation de l’IPP relève finalement plus du symbolique, constate André Decoster, économiste à la KULeuven. Le mécanisme actuel donne l’impression aux Régions de dépendre d’un niveau de pouvoir plus important.  » Gênant pour certains…

La Wallonie, sur la défensive

Selon Frank Vandenbroucke (SP.A), la régionalisation de 50 % de l’IPP, telle que proposée par Bart De Wever (N-VA) dans sa note, coûterait chaque année près d’un demi-milliard d’euros à la Wallonie et non pas 90 millions comme l’avait calculé l’ex-clarificateur (voir en page 30). Voilà de quoi effrayer les francophones (PS, CDH et Ecolo), qui avancent des chiffres encore plus dramatiques, soit une perte de 770 millions.

Une crainte qu’il faut nuancer : il n’est pas question de supprimer le mécanisme de solidarité. Ce mécanisme bénéficie aux Régions dont le revenu par habitant est inférieur à la moyenne du pays (le PIB par habitant de la Région wallonne représente 71 % du PIB flamand). Actuellement, les transferts Nord-Sud dépendant de la loi de financement s’élèvent à environ 1 milliard d’euros pour les Régions.

Le souci des Wallons est néanmoins de maintenir un mécanisme de solidarité juste.  » Responsabiliser les Régions, c’est très bien, mais on ne peut les responsabiliser pour le passé, cela n’aurait pas de sens, affirme le Pr Pagano. On peut comprendre que les francophones refusent davantage d’autonomie, si c’est en perdant d’emblée 500 millions ou même 90 millions d’euros. Tout le monde doit se trouver sur la même ligne de départ. « 

En matière d’IPP, puisque la solidarité sera maintenue, le problème réside donc, avant tout, dans le risque de concurrence fiscale entre entités.  » Cette concurrence sera, en tout cas dans un premier temps, plus favorable à la Flandre. Le risque touche davantage le capital mobilier que l’immobilier qui, par définition, est plus difficile à déplacer. En matière d’IPP, il faudrait que la compétition fiscale soit très vive pour inciter des contribuables à déménager « , commente Etienne de Callataÿ, économiste en chef à la banque De Groof et professeur à l’UCL.

Christian Valenduc observe que, jusqu’ici, avec l’autonomie fiscale dont elles disposent, les Régions se sont restreintes à une concurrence par comparaison plutôt qu’à une concurrence d’attractivité.  » C’est surtout la Flandre qui a pris des initiatives, entre autres pour les droits de succession, dit-il. Les gouvernements des autres Régions se sont contentés de la copier. Il n’y a pas eu de surenchère.  » Il n’est pas non plus certain que le contribuable wallon soit davantage taxé en cas de régionalisation de l’IPP, puisqu’on créerait davantage de concurrence.

En matière d’impôt des sociétés (Isoc) – pour autant que le sujet revienne sur la table des négociateurs -, les perspectives seraient également nuancées. D’abord l’effet d’attractivité, en cas de baisse d’impôt, prendrait du temps, tout en ayant un coût budgétaire immédiat.  » Ensuite, le tissu des entreprises étant moins dense en Wallonie, il ne serait pas impossible pour le gouvernement wallon de se montrer concurrentiel en matière d’Isoc « , ajoute de Callataÿ.  » Il serait même logique que le régime fiscale des sociétés soit différent d’une Région à l’autre, analyse Bruno Colmant, professeur à la Vlerick School et à l’UCL. En effet, les activités de la Flandre tournent plutôt autour d’un pôle portuaire et celles de Wallonie autour du tourisme, de la recherche et du développement. « 

Bruxelles, dans l’expectative

La Région de Bruxelles-Capitale traîne, depuis longtemps, un handicap financier dû à la structure de son financement et à ses multiples casquettes de capitale (du pays, de l’Europe…). Une bonne partie des usagers de ses services publics (transports en commun, etc.) ne paient pas d’impôts à Bruxelles. En outre, la capitale est victime, depuis vingt ans, de l’exode de ses contribuables les plus aisés vers la périphérie. Conséquence : l’IPP bruxellois augmente moins vite que celui de la Région wallonne et surtout que celui de la Flandre. De 1989 à aujourd’hui, Bruxelles est passé de + 13 % à – 14 % en termes d’IPP par habitant par rapport à la moyenne nationale, soit une chute de 27 points !

 » Si risque de concurrence fiscale il y a, c’est surtout entre Bruxelles et sa périphérie, car la mobilité entre les deux est importante, estime Christian Valenduc. Une concurrence fiscale pourrait même accélérer le mouvement. « 

A moins qu’on modifie le critère géographique de l’IPP qui ne serait plus prélevé en fonction du lieu de résidence mais de celui du travail. Ce serait même un outil de responsabilisation en matière de création d’emplois… Mais, de cela, les Flamands ne veulent pas entendre parler. Et pour cause : 230 000 navetteurs du nord du pays passent chaque jour les portes de la ville.

 » Prélever l’impôt sur le lieu de travail est une arme à double tranchant, prévient Giuseppe Pagano. Les administrations flamandes présentes à Bruxelles pourraient être rapatriées dans le nord du pays. Idem pour les entreprises flamandes de la capitale. Cela déclencherait une vraie concurrence fiscale entre Régions. Il ne faut pas oublier qu’il y a plus de résidents wallons qui travaillent en Flandre, soit 35 295, que de résident flamands qui travaillent Wallonie, soit 23 806. « 

Pour Etienne de Callataÿ, on pourrait envisager une formule mixte :  » Certains Etats fédéraux, comme la Suisse, combinent le lieu de travail et le lieu de résidence pour prélever l’impôt des personnes « , explique l’économiste. Cela réglerait en partie l’épineuse question du nécessaire refinancement de Bruxelles. Par contre, en matière d’impôt des sociétés, Bruxelles, qui a le meilleur rapport entre le nombre d’entreprises créées et celui des faillites (soit 100 pour 15), aurait tout à gagner d’une régionalisation. Mais, désormais, même les partis flamands n’en parlent plus.

L’Etat fédéral, le grand perdant

Ne pas fragiliser l’Etat fédéral en régionalisant l’IPP est une vraie gageure, d’autant que les défis immédiats et à venir sont énormes : crise économique, déficit budgétaire, vieillissement de la population… Or, en transférant une partie de l’impôt des personnes vers les Régions, on grève le fédéral d’un avantage non négligeable : l’effet de l’élasticité supra-unitaire, dû à une augmentation plus rapide de l’IPP par rapport au PIB. La perte cumulée de cet avantage sur vingt ans serait de 13 milliards d’euros si on régionalise 25 % de l’IPP, de 26 milliards si on régionalise 25 % et de 40 milliards si on régionalise 75 %.

En 1989, lorsqu’on a adopté la loi spéciale de financement, les politiques ont pris garde de laisser cet avantage au fédéral. Leur préoccupation était de réduire le déficit de l’Etat, dans la perspective du traité de Maastricht qui, trois ans plus tard, allait imposer le fameux plafond de 3 % aux Etats membres de l’UE.  » Vider l’Etat fédéral de sa substance, c’est préparer l’étape suivante, celle de la dislocation de la Belgique qui ne sera plus à même d’honorer ses engagements vis-à-vis de l’Europe « , avertit Etienne de Callataÿ.  » A mon avis, on ne peut pas transférer plus de 30 % de l’IPP aux Régions sans mettre à mal le fédéral « , considère Bruno Colmant. Surtout dans le contexte actuel de crise et de tension sociale. Dans un livre qui vient de paraître (1), les deux économistes tablent sur une inévitable hausse des impôts, dans le ressort du pouvoir fédéral. La régionalisation de l’IPP pourrait accentuer cette hausse. Quant au financement du fédéral avec l’impôt des sociétés, comme l’a suggéré la N-VA, l’hypothèse ne paraît pas plausible, car cet impôt est volatil et sa progressivité est moindre que celle de l’IPP.

(1) L’Impôt en Belgique après la crise, Etienne de Callataÿ et Bruno Colmant, éditions De Boeck & Larcier.

THIERRY DENOëL

Les régions jouissent déjà d’une autonomie fiscale importante

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire