Les flamingants montrent les dents

Ils ne veulent pas encore la peau de la Belgique. Mais ils ne supportent plus d’y être traités en parias. La Flandre met le cap à droite, la Wallonie, à gauche : le début du grand écart.

La Belgique issue des urnes en juin 1912 se découvre, non sans inquiétude, un double visage.  » La répartition des voix est alarmante. Le pays se trouvait coupé en deux : la Flandre avait donné ses voix à la droite, la Wallonie et Bruxelles, à la gauche. Le clivage linguistique était aussi politique et religieux « , souligne l’historienne Marie-Rose Thielemans (ULB). Flandre et Wallonie se parent de couleurs politiquement très différentes :  » A un nord noir, clérical, fait face un sud rouge, social-libéral « , complète Eliane Gubin (ULB.)

Le fossé se creuse, à ciel ouvert. Les Flamands se montrent les plus impatients, les plus remuants. En 1914, il y a quinze ans à peine que le français a cessé d’être la seule langue officielle du pays. Mais il continue de régner en maître, et garde ses partisans au nord.  » Ils sont intimement convaincus de la nécessité de connaître les deux langues pour s’imposer dans le monde des affaires, les milieux universitaires… Une conviction que l’on pourrait comparer, mutatis mutandis, à celle qui domine aujourd’hui à propos de l’anglais « , poursuit Eliane Gubin.

Sans le français, inutile de songer à prendre l’ascenseur social. Comme le dit abruptement Henri Pirenne :  » On ne persécute pas le Flamand. On agit comme s’il n’existait pas.  » C’est fâcheux, alors que 54 % des Belges déclarent en user pour s’exprimer.

Les flamingants en conçoivent une vive amertume. La démocratisation partielle du droit de vote, devenu plural depuis 1893, les a bercés d’illusions : des centaines de milliers de flamands unilingues peuvent à présent donner de la voix au travers des urnes.  » Le peuple flamand est dorénavant une force politique respectable. Pour être élus, les parlementaires devaient s’adresser à lui dans sa langue « , souligne l’historienne Els Witte (VUB).

La question flamande s’invite ainsi au sein des partis, elle se hisse jusque dans l’enceinte parlementaire. Les élections de 1912 innovent :  » Pour la première fois, un groupe catholique flamand comptant une vingtaine de députés s’était constitué à la Chambre. Ce groupe menaçait de braver le cabinet si l’on ne tenait pas compte de ses exigences « , poursuit-elle. C’est bien souvent le cas.

 » Le Mouvement flamand était indéniablement devenu un véritable pouvoir, et pourtant, tout semblait indiquer qu’il était, comme à l’époque du droit censitaire, à nouveau relégué dans ses limites politiques : un bilinguisme officiel en Flandre, mais le maintien du français comme langue de prestige « , enchaîne l’historienne. Chaque avancée flamande sur le terrain linguistique s’obtient à l’arraché, avec de maigres retombées concrètes.

A la veille de la Première Guerre, les flamingants se sentent toujours traités en citoyens de seconde zone, qui parlent une langue traitée avec un souverain mépris.  » Ils sont d’autant plus vexés qu’ils sont catholiques mais n’obtiennent rien d’un gouvernement catholique « , précise Eliane Gubin.

Rancoeur, frustration. Tout enjeu politique prend une tournure linguistique. C’est le cas de la question scolaire, lorsqu’elle revient à l’agenda en 1914. Le cabinet de Broqueville conçoit de rendre l’enseignement primaire obligatoire pour en faire  » un instrument de formation de Belges bilingues, surtout en Flandre « , décode Els Witte. Le mouvement flamand cale : la flamandisation de l’école doit au contraire permettre l’avènement d’une élite flamande qui sera à même d’imposer enfin sa domination en Belgique. Le chemin à parcourir paraît encore long :  » En 1914, l’enseignement primaire communal ne compte plus que six classes flamandes à Bruxelles, contre 405 classes francophones, alors que la langue maternelle de 56 % des élèves était le néerlandais.  »

La Belgique de 1914 est aussi aux prises avec  » son BHV  » de l’époque : la flamandisation de l’université de Gand. La question pourrit le climat politique depuis le tournant du siècle. Manifestations, pétition, énième proposition de loi déposée en 1913. Et résistance systématique du côté wallon. La guerre interrompt l’examen du dossier qui entamait son parcours parlementaire.

Les flamingants n’ont pas le monopole de l’exaspération. Leur agitation a le don de mettre en ébullition les Wallons les plus engagés. Ceux-là haussent, à leur tour, le ton. Se mettent à redouter la perspective d’une Flandre supérieure en nombre, bientôt en mesure de  » dicter une loi catholique et flamande à la Wallonie majoritairement socialiste et libérale « , selon Michel Dumoulin (UCL.)  » Sire, il n’y a pas de Belges… « , vient d’écrire Jules Destrée au roi Albert Ier. Cette lettre ouverte qui a fait du bruit en 1912 reste d’une brûlante actualité, à la veille de la guerre. Le socialiste carolo enfonce le clou, pourfend le régionalisme flamand taxé de  » régionalisme attardé d’esclave.  »

Crispations à répétition. Elles ne sont pas encore l’amorce d’un divorce. Le noir-jaune-rouge reste la teinte dominante en 1914.  » Jamais la fierté nationale, parfois naïve ou grandiloquente, ne semble avoir trouvé de plus forts accents qu’en ce début du XXe siècle « , observe Eliane Gubin.  » Il n’existe pas, avant 1914, de courant antibelge, ni de volonté de faire reconnaître le droit flamand sur les ruines de la Belgique « , abonde l’historien flamand Lode Wils. Le patriotisme belge apprend juste à se frotter à un rival en puissance : le nationalisme flamand.

En 1914, le décor est planté, le casting est ficelé. Els Witte :  » Un mouvement flamand combatif, les débuts d’un courant fédéraliste wallon, et la région de Bruxelles, source de nombreux problèmes ultérieurs.  »

Le grand siècle de la nationalité belge de 1830 à 1918, par Jean Stengers et Eliane Gubin, Racine 2002.

Histoire des nations belges, par Lode Wils, Labor 2005.

Albert Ier. Carnets et correspondance de guerre, par Marie-Rose Thielemans, Duculot, 1991.

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