Les fêlures de l’ANC

Menacé de scission, le Congrès national africain vit sa crise la plus aiguë depuis la fin de l’apartheid. L’ancien mouvement de libération nationale est usé par l’épreuve du pouvoir.

Le quasi-centenaire n’est pas au mieux. Fondé en 1912, le Congrès national africain (ANC), maître absolu de l’Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid, il y a quatorze ans, voit poindre à l’horizon le spectre de la scission. Le péril a un nom et un visage : ceux de Mosiuoa Lekota, ancien ministre de la Défense. Sauf volte-face, ce vétéran des hautes sphères du mouvement réunira le 2 novembre la convention fondatrice d’un nouveau parti.

Dénouement prévisible. La fêlure remonte en fait au 18 décembre 2007. Ce jour-là, au terme d’un congrès orageux, le populiste Jacob Zuma arrache les rênes de l’ANC des mains du président Thabo Mbeki. Dès lors, l’emprise du chef de l’Etat sur l’appareil, déjà aléatoire, ne cesse de s’étioler. Le coup de grâce survient neuf mois plus tard, lorsque la nouvelle direction somme le successeur de Nelson Mandela de démissionner, un semestre avant le terme de son second quinquennat, sous peine de destitution par le Parlement. Prétexte invoqué : les tentatives d’ingérence judiciaires de Mbeki, enclin à  » enfoncer  » son rival Jacob Zuma, soupçonné de corruption et grandissime favori du scrutin présidentiel de 2009.

 » Reprendre l’ANC aux seigneurs de la guerre « 

Un tel épilogue consacre la suprématie de Luthuli House, siège de l’ANC, sur le palais ; et, au sein du parti, la primauté de l’aile gauche, voire gauchiste, sur le courant pragmatique, accusé de négliger les laissés-pour-compte de la croissance. Pour autant, les fidèles du déchu regimbent : une dizaine de ministres quittent le gouvernement dans le sillage de leur chef. Parmi eux, Mosiuoa Lekota, résolu depuis lors à restaurer les valeurs authentiques du parti, dévoyées à l’en croire par Zuma et ses sbires. Entre ceux-ci et les dissidents, le combat promet d’être rude. Pour preuve, le meeting tumultueux animé le 23 octobre par le mutin au c£ur du bidonville d’Orange Farm, à 45 kilomètres au sud de Johannesburg. Lekota espérait rassembler 4 000 partisans. Ils seront 300. Soit à peine plus que les militants pro-Zuma massés à l’entrée de l’enceinte et contenus par un cordon de policiers. Un comité d’accueil dissuasif, abreuvant les  » félons  » de huées, de sifflets et d’injures. On entendra même fuser des  » Tuez Lekota ! « . Dans la salle, les slogans qui barrent les tee-shirts des rebelles donnent le ton des empoignades à venir : ils invitent Lekota à  » sauver le pays de la tyrannie  » ou à  » reprendre l’ANC aux seigneurs de la guerre « .

Assemblage hétéroclite, où les communistes et les travailleurs de la puissante Cosatu – l’alliance des syndicats sud-africains – côtoient la gauche libérale, les  » néonantis  » de la classe moyenne et les barons du business. Le parti n’échappe pas à la mue chaotique qu’impose à tout mouvement de libération l’épreuve du pouvoir. Il n’est jamais aisé de renoncer à l’aura mythique que valent les luttes passées pour descendre dans l’arène du jeu démocratique. Usée, la logomachie révolutionnaire en vigueur ne séduit guère les jeunes pousses de la nation arc-en-ciel. Une récente étude menée par l’université du Cap atteste le déclin régulier de l’influence qu’exerce l’ANC sur l’électorat. De plus, l’effacement de Mandela, patriarche miné par l’âge et la maladie, dévoile les lignes de faille longtemps masquées et la férocité des bagarres internes. A cet égard, la violence du discours des partisans de Jacob Zuma, adeptes de l’intimidation dans les town-ships et jusque sous les fenêtres des magistrats, a de quoi inquiéter. Président de la Ligue de la jeunesse de l’ANC, Julius Malema se dit  » prêt à prendre les armes et à tuer  » pour son champion. Lequel a remis au goût du jour un chant de guerre en vogue au temps de la lutte armée :  » Qu’on me donne mon fusil-mitrailleur !  » Un autre danger guette : la tentation, patente chez Zuma le Zoulou, de jouer la corde du tribalisme.  » 100 % Zulu boy « , proclament ainsi des tee-shirts à son effigie.

Pour Jacob Zuma, le risque de l’abstention Atterré par cette dérive, l’ancien archevêque du Cap, Desmond Tutu, juge que son pays a  » besoin d’une opposition viable « . Il existe un  » espace politique « , estiment les experts de l’échiquier sud-africain. Mais encore ? Lekota, combien de divisions ? Mystère. Bien sûr, les sécessionnistes prédisent maintes défections. Bien sûr, ils attirent hommes d’appareil aguerris et soutiens financiers. Mais les cadres, à qui le parti procure un relatif bien-être matériel, hésitent à lâcher la proie pour l’ombre. Et il n’est pas acquis à ce stade que la base, fût-elle dépitée, suivra. Pas facile de renier l’engagement de toute une vie. Or, aux yeux des démunis, urbains comme ruraux, Jacob Zuma incarne plus sûrement le changement que Lekota, perçu comme le lieutenant d’un Thabo Mbeki impopulaire et revanchard.  » Zuma est l’un des nôtres, tranche un chômeur d’Orange Farm. Il sait ce que nous endurons, car lui aussi vient d’une famille pauvre. « 

De fait, on voit mal la présidence lui échapper l’an prochain. Au mieux, les dissidents peuvent espérer ébranler le socle des deux tiers des suffrages sur lequel l’ANC-canal historique trône depuis 1994, et conquérir quelques bastions locaux et régionaux.  » Il se peut aussi que les déçus cherchent refuge dans l’abstention, avance Paul Graham, directeur de l’Institut pour la démocratie. D’autant que le programme de Lekota demeure flou.  » Les formations résolues à écorner le quasi-monopole des  » libérateurs  » ont toujours plafonné à 12 % des voix.

 » La procédure de divorce est engagée « , claironne Mosiuoa Lekota. Mais rien ne prouve que c’est à lui que vont échoir la garde des enfants et l’usufruit de la maisonà

Vincent Hugeux, avec Sébastien Hervieu à Johannesburg

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