Les esprits malins du Bénin

Tentative d’empoisonnement au sommet de l’Etat, putsch improbable, appétits affairistes : sous la conduite de l’impulsif Thomas Boni Yayi, ce petit pays, pionnier de l’éveil démocratique ouest-africain, file un douteux coton.

Ce psychodrame subsaharien réunit en un cocktail corsé tous les ingrédients du roman d’espionnage. Un thriller sorti tout droit d’un atelier d’écriture où John Le Carré, Courteline et l’Alfred Jarry d’Ubu roi croiseraient la plume, avec le concours d’un Borgia et d’un griot un peu fêlé. Il y serait question de la tentative d’empoisonnement d’un potentat africain, de gélules radioactives, de champignons hallucinogènes, de laxatifs, d’un rapport américain du FBI, d’un putsch ourdi par un expert-comptable, d’un avion présidentiel foudroyé en plein ciel et de liasses de cash. Le casting est à la hauteur de cette intrigue rocambolesque : un chef d’Etat dévot guetté par la paranoïa, son médecin personnel et félon, sa nièce traîtresse saisie in extremis par le remords et un magnat du coton insatiable.

Le décor ? Un petit pays du golfe de Guinée aux 9 millions d’âmes, le Bénin, coincé entre le Togo et le colossal Nigeria. Paradis des divinités vaudoues, l’ancien Dahomey passe pour le Quartier latin de l’Afrique de l’Ouest, tant ses élites diplômées hantent, outre les amphis, les corridors des palais présidentiels. On y cultive pieusement le statut de pionnier de l’élan démocratique qui, au lendemain de la chute du mur de Berlin, ébranla les satrapies du continent noir : c’est là que, dès 1990, siégea la première  » conférence nationale souveraine « , vaste happening iconoclaste et pagailleux.

Le prochain épisode de la saga se jouera sur les bords de Seine. Le 18 septembre, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris doit statuer sur la demande d’extradition visant le prospère homme d’affaires Patrice Talon, que l’Etat béninois accuse d’avoir voulu assassiner puis, à défaut, renverser le président élu, Thomas Boni Yayi. Ce  » TBY  » dont il avait amplement financé, en 2006 puis en 2011, les deux campagnes victorieuses. Le scénario du complot allégué mérite le détour.

Tout commence en septembre 2012, lorsqu’un certain Olivier Boko, bras droit de Talon, rencontre dans un hôtel de New York l’ancien ministre du Commerce et de l’Industrie Moudjaidou Soumanou, ainsi que le toubib du chef de l’Etat, Ibrahim Mama Cissé. Les 16 et 17 octobre, Patrice Talon soi-même reçoit au Château du Lac, à Genval, trois membres de la suite de Boni Yayi, alors en visite officielle à Bruxelles : le praticien déjà cité et la nièce et gouvernante du  » boss « , Zoubérath Kora, flanqués de l’un des gardes du corps de ce dernier. Il promet à chacun 1 milliard de francs CFA, soit 1,5 million d’euros. Leur mission : substituer aux médicaments que TBY, traité pour des accès d’épilepsie, une inflammation de la prostate, des migraines et de tenaces douleurs dorsales, absorbe régulièrement, des substances toxiques, voire mortelles. A charge pour Zoubérath de les lui administrer dans la nuit du 19 au 20.

Médicaments falsifiés, bricolés au ruban adhésif

Mais voilà : tenaillée par sa conscience, celle-ci fait part de ses tourments à son amant d’origine libanaise, de même qu’à sa soeur. Et le traquenard tourne court. S’ensuit, le surlendemain, une ébouriffante conférence de presse où s’illustre le commissaire central de Cotonou. On y verra ce superflic brandir, tel un Colin Powell à la tribune de l’ONU, les plaquettes de remèdes falsifiés, bricolées au ruban adhésif mais  » à la radioactivité déjà prouvée « . Remèdes censés  » achever la mort du chef de l’Etat par asphyxie « . Trois jours plus tard, au 20 Heures de l’ORTB – la télé nationale – le même soutiendra que Talon avait certifié à ses acolytes  » détenir tout l’arsenal pour faire exploser l’avion présidentiel « .  » Emballement et excès de zèle, concède, un rien gêné, un conseiller de TBY. Reste que la volonté de tuer ne fait aucun doute.  » Thèse plus péremptoire que celle des avocats du Palais présidentiel de la Marina, cornaqués par l’ex-bâtonnier Christian Charrière-Bournazel.  » Peut-être, avance l’un d’eux, s’agissait-il non de tuer Boni Yayi, mais de le plonger dans un état d’invalidité tel qu’il se serait vu condamné à renoncer à ses fonctions.  » Lesquelles auraient échu au président de la Cour constitutionnelle de l’époque, réputé proche de Patrice Talon…

Indice accablant, aux yeux du clan Boni : la cascade de SMS qu’aurait adressés le cerveau présumé de la cabale à Zoubérath, lors de la  » nuit du crime « . Il s’y enquiert avec insistance du déroulement de l’opération, avant de s’inquiéter du silence de sa complice. De même, Cotonou fait grand cas de l’expertise conduite en son laboratoire de Quantico (Virginie) par le Federal Bureau of Investigation (FBI). Dans un rapport daté du 29 mars, les limiers d’outre-Atlantique dissèquent les cachets, gélules et ampoules injectables remis sous scellés par les autorités béninoises. Et identifient quatre composants suspects, relevant davantage de l’arsenal de l’anesthésiste que de la pharmacopée familiale. Citons un dérivé du curare, une substance hallucinogène et, plus insolite, un principe laxatif. Constat que corrobore le labo français Toxlab : selon ses conclusions, trois des quatre produits incriminés, ingérés à haute dose, peuvent provoquer une paralysie musculaire, prélude à un blocage respiratoire fatal. D’autant que l’analgésique qui complète la panoplie serait susceptible d’amplifier les effets nocifs de la funeste combinaison.

 » Coup monté et canular grotesque, riposte Patrice Talon dans la quiétude feutrée du salon-bar du George V, cinq-étoiles voisin des Champs-Elysées, à Paris. Par chance, le ridicule, lui, ne tue pas.  » Interpellé le 5 décembre 2012 au pied de son vaste appartement du square Thiers, dans le XVIe arrondissement de la capitale française, le businessman a été aussitôt libéré sous caution – 300 000 euros – et placé sous contrôle judiciaire. Les aveux circonstanciés du trio Zoubérath-Cissé-Soumanou ?  » Confessions extorquées à coups de promesses et de menaces « , tranche son conseil William Bourdon.

Un juge pressé de quitter le pays

Le 17 mai 2013, coup de théâtre. Contre toute attente, le juge d’instruction Angelo Houssou ordonne un  » non-lieu général « , que confirmera en partie le 1er juillet la cour d’appel de Cotonou. Le magistrat n’a en effet retenu ni l’association de malfaiteurs ni la tentative d’empoisonnement, au motif qu’il n’y a pas eu  » commencement d’exécution « . Bizarrement, le juge Houssou tente de quitter le Bénin le soir même. Peine perdue : il sera intercepté à la frontière nigériane, muni d’un visa pour les Etats-Unis et de 7 000 dollars en liquide. Il n’empêche : si elle ne concerne ni Talon ni son associé Boko, la décision fragilise l’argumentaire du palais, réduit à miser sur une hypothétique cassation.  » Chez nous, hélas, tout s’achète, soupire un diplomate béninois de haut rang. A commencer par les magistrats et les décisions de justice. Boni Yayi a hérité d’un système pourri jusqu’à l’os.  » A l’entendre, Talon orchestrerait ainsi  » une mafia tentaculaire, prédatrice et criminelle « .

Les Béninois croient-ils à la fabuleuse histoire des  » médocs  » escamotés ?  » Ici, s’amuse l’historien et ancien ministre Roger Gbégnonvi, elle fait rire tout le monde. De l’agrégé de philo au paysan analphabète.  » Autant dire que l’acte II de cette tragi-comédie – un énigmatique coup d’Etat avorté, dénoncé en mars dernier et imputé au même Patrice Talon – suscite un égal scepticisme. Même si le Franco-Béninois Johannes Dagnon, cousin et commissaire aux comptes de l’homme d’affaires, se languit depuis en prison, tout comme un ancien officier de la Garde présidentielle.  » Ils avaient manigancé une insurrection et approché le patron de l’Armée de Terre, assure Amos Elègbè, l’éminence grise de TBY. Nous avons tout filmé.  »  » Allons donc, ironise en écho Gbégnonvi. En putschiste, mon chien serait plus crédible que ce comptable.  »

Pourquoi tant de haine aujourd’hui ? Parce que trop de connivence hier. Et trop de dettes réciproques. Boni, ex-gouverneur de la Banque ouest-africaine de développement sans troupes ni parti, doit aux largesses de Talon son accession au zénith. Talon, caïd du business sans complexe ni scrupule, doit au pouvoir de Boni d’avoir étendu son empire agro-commercial. Aux dires du patron en cavale, le pacte s’est brisé quand il refusa de monnayer le ralliement d’une poignée de députés à la réforme constitutionnelle chère à TBY, suspecté de vouloir briguer en 2016 un troisième quinquennat.  » Les yeux dans les yeux, jure Talon, il m’a promis de m’anéantir. De me faire subir ce que Vladimir Poutine a infligé à [l’ancien cador du pétrole russe] Mikhaïl Khodorkovski.  »

Archifaux ! rétorque la présidence : Talon veut châtier à tout prix celui qui l’a privé de son pactole. Il est vrai que l’entreprenant entrepreneur avait, avec le concours actif de son obligé, mis la main sur les deux vaches à lait du pays, génératrices de près des trois quarts du PIB : la filière cotonnière, de la fourniture des intrants aux usines d’égrenage ; et le trafic de marchandises du port de Cotonou, via le juteux Programme de vérification des importations.  » Il a obtenu tout ce qu’il réclamait « , soupire Elègbè.

Le réveil de l’élu sera tardif, mais tonitruant. Au prin- temps 2012, les plaintes pleuvent sur Talon : vol de coton, escroqueries, détournement de subventions, infractions douanières… L’entourage de Boni Yayi plaide l’excès de candeur de ce pieux chrétien, fervent fidèle d’une Eglise évangélique.  » Trop facile, objecte l’un de ses anciens conseillers. Parce qu’il se montre sympa et chaleureux, parce qu’il invoque le Très-Haut à tout propos, on le prend pour un grand naïf. En fait, c’est un cynique, impérieux et impulsif, sujet à de fracassantes sautes d’humeur.  »

Méfiant jusqu’à la parano, le  » gentil  » Boni s’est de fait replié sur son clan familial, appelant à ses côtés trois de ses enfants.  » Il se bunkérise, constate un initié. Le syndrome de l’assiégé qui voit partout des traîtres stipendiés par l’ennemi. D’où le flicage de dizaines de VIP, ministres compris, placés sur écoutes.  »

Curare ou pas, l’affaire Talon empoisonne bel et bien les eaux qui baignent l’ex-Dahomey. Au point d’avoir dicté l’ample remaniement ministériel annoncé le 8 août, fatal aux  » talonistes  » réels ou supposés. A commencer par le chef du gouvernement, Pascal Irénée Koupaki. TBY peut bien jurer ses grands dieux – ceux du panthéon vaudou compris – qu’il ne touchera pas à l’article 42 de la Constitution du 11 décembre 1990, lequel limite à deux le nombre de mandats d’affilée ; il peut marteler qu’il s’y est solennellement engagé devant Barack Obama, Benoît XVI, Nicolas Sarkozy ou François Hollande et ses pairs africains ; il peut répéter qu’il n’a d’autre rêve que de sillonner en pasteur pentecôtiste le Bénin profond, une Bible à la main… Rien n’y fait. Au pays comme ailleurs, le doute subsiste.  » Le calcul de Boni, persifle un confident en rupture de ban : endosser le costume du recours en ces temps de turbulences.  » Une certitude : le virus qui rôde au Bénin ne l’est pas.

Par Vincent Hugeux

 » Chez nous, hélas, tout s’achète. Boni Yayi a hérité d’un système pourri jusqu’à l’os  »

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