Les envahisseurs

Ecureuils de Corée, ouettes d’Egypte, tortues de Floride, papillons, crustacés et autres animaux exotiques envahissent nos bois, nos étangs, nos villes. Sympathique? Non. Dangereux. Les scientifiques tirent la sonnette d’alarme

C’est une invasion sournoise et, parfois, fulgurante. Ses acteurs se jouent des frontières et, une fois installés, ne respectent rien dans les contrées d’accueil. Seules des conditions météorologiques défavorables peuvent décimer leurs troupes et restaurer l’équilibre. Et encore: les capacités d’adaptation des envahisseurs s’avèrent parfois étonnantes.

Depuis deux ans, un étrange petit papillon, le Cameraria orhidella, s’attaque aux marronniers du pays. Probablement originaire de Macédoine, il ne lui a fallu que quelques années pour arriver au Benelux, en passant par l’Allemagne, l’Autriche et la République tchèque. A long terme, les scientifiques ne donnent pas cher de l’écorce de nos mastodontes à chlorophylle: dès le mois de juillet, leurs feuilles brunissent et décrépissent. Or l’entretien des arbres malades pèse lourd dans le budget des grandes villes, particulièrement à Bruxelles. Déjà, le petit lépidoptère commence à s’intéresser aux platanes et aux érables…

D’autres insectes d’origine méditerranéenne – libellules, punaises, araignées – emboîtent le pas du Cameraria et se retrouvent à présent dans les filets et les bocaux de nos entomologistes. S’agit-il des premiers signes du réchauffement du climat? Même s’ils restent prudents, certains scientifiques n’hésitent plus à répondre par l’affirmative. D’autres, plus sceptiques, rappellent que les bouleversements climatiques devraient paradoxalement aboutir, dans nos régions, à un refroidissement général. Allez donc savoir…

En tout cas, s’il joue un rôle dans ces invasions, le climat n’est pas le seul en cause. Quantité de petits animaux profitent, à leur manière, de la globalisation des échanges commerciaux et de l’industrialisation des systèmes de production. Voici près d’un siècle, l’ alphitobius, un coléoptère de 1,5 centimètre, a quitté sa Côte d’Ivoire natale, planqué dans des cargaisons agricoles. Pendant près de cent ans, la bestiole est restée cantonnée dans les ports européens, comme à Marseille. Puis quand l’élevage s’est industrialisé, elle a quitté les zones portuaires et migré vers les régions d’élevage intensif, cachée dans des cargaisons de tourteau africain -utilisé principalement pour l’alimentation des animaux élevés en batterie. Niché dans les systèmes d’isolation – il adore la frigolite -, l’ alphitobius vient d’envahir les élevages bretons.

« De telles invasions se multipleuieront probablement à l’avenir, explique Thierry Hance, professeur au Centre de recherche sur la biodiversité (UCL). Or leurs impacts économiques peuvent être très lourds. Si, sous nos latitudes, une majorité de ces animaux meurent vite, d’autres sont très résistants et risquent d’importer des parasites, tels que des vers intestinaux ou des virus. » Où la zone d’élevage industriel – notamment porcin – la plus proche de la Bretagne se trouve-t-elle? En Belgique, pardi!

Des espèces très résistantes

Mais les invasions terrestres ne sont pas les seules destinations de ces migrants d’un nouveau type. En 1996, l’équipe de Francis Kerkchof, biologiste à l’Unité de gestion du modèle mathématique de la mer du Nord (UGMM), a découvert, en divers endroits du littoral belge, un petit crustacé répondant au nom de Balane amphitrite. Surprise! L’espèce était censée vivre dans des eaux nettement plus chaudes. Aujourd’hui, le crustacé a largement colonisé le port d’Ostende. D’autres espèces exotiques de la même famille ont envahi les bouées maritimes qui flottent le long des côtes. Si l’implantation, chez nous, de plusieurs espèces de balanes est une vieille histoire – l’une d’elles était accrochée à la coque des bateaux alliés! -, leur diversification est bel et bien un phénomène nouveau. Elle s’explique notamment par la multiplication des installations « rocheuses » en mer (digues, ports, fondations… car la nature déteste le vide) et, surtout, par l’extraordinaire développement du transport maritime. L’eau des ballasts est, en effet, la voie royale pour l’exode d’une myriade d’espèces aquatiques venues des quatre coins du monde. C’est particulièrement vrai pour l’eau utilisée afin d’équilibrer les porte-conteneurs, toujours plus lourds et massifs. La partie nord-est de l’Atlantique abriterait ainsi une centaine d’espèces non indigènes, dont une vingtaine en mer du Nord. Mais, pour 100 espèces recensées, combien d’espèces sont-elles présentes incognito à ce jour?

Un enrichissement pour la biodiversité? Les scientifiques sont loin de le penser. Certes, on ne compte plus les espèces exotiques de poissons qui, depuis belle lurette, hantent nos rivières et nos étangs pour le plus grand plaisir des pêcheurs. L’une des plus anciennes serait la carpe, importée par les Romains! Mais, avec l’engouement de l’aquariophilie et le succès du tourisme de masse, on assiste aujourd’hui à un véritable emballement. Autre constat significatif: « Les espèces invasives s’installent plus facilement dans des zones déjà appauvries, à faible biodiversité », explique Hance.

Les vertébrés supérieurs forment évidemment la partie la plus visible de l’iceberg. Rien qu’en 1997, 300 000 tortues de Floride ont été importées en Belgique. Appréciés des enfants, ces reptiles se transforment, au fil de leur croissance, en de véritables « monstres » carnivores, capables de mordre vigoureusement le premier doigt tendu. Dès l’incident, la tentation est alors grande de se débarrasser de cette grosse bête dans la nature, avec un « ouf » de soulagement. Depuis 1997, leur importation est interdite chez nous. Le hic, c’est que ces animaux, dotés d’une longévité remarquable (vingt ans en liberté), résistent aux hivers cléments. Disséminés un peu partout en Belgique, ils exercent aujourd’hui une redoutable prédation sur les animalcules qui font l’assiette quotidienne de notre faune aquatique indigène.

Autre phénomène récent: des milliers de grenouilles rieuses, introduites accidentellement via un commerce de plantes aquatiques du Brabant wallon, ont envahi la vallée de la Lasne et une partie de cette province. « De tels événements représentent un coup dur pour la diversité biologique et la richesse génétique de nos régions, explique Marc Peeters, expert en biodiversité à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique (IRSNB). Des effets dominos sont observés: une espèce supplante une autre et un équilibre, qui a mis des milliers d’années à s’installer, est brutalement compromis. » Déjà confrontée à diverses formes d’agression et à l’explosion démographique de quelques espèces dites « opportunistes » (leur multiplication se fait au détriment de la majorité des autres espèces), la nature a-t-elle vraiment besoin de cette nouvelle menace?

Pourtant, assez bizarrement, peu de scientifiques ont étudié la concurrence entre espèces indigènes et exotiques qui se disputent la même « niche » écologique. De même, on connaît plutôt mal l’étendue des dégâts occasionnés par les espèces étrangères sur nos écoystèmes, même celles qui résident chez nous de longue date. Que sait-on de l’ écureuil de Corée, sinon qu’il a tendance à bouter « notre » écureuil roux hors de ses refuges de la forêt de Soignes et du bois de la Cambre? Quelle compétition alimentaire s’exerce-t-elle entre nos oies indigènes et les ouettes d’Egypte, une cousine africaine introduite en 1982 dans le parc royal de Laeken (!) et, désormais, présente par centaines dans le pays? Mystère.

Les scientifiques sont confrontés à la même zone d’ombre à propos des 4 000 à 5 000 bernaches du Canada, originaires du continent américain, en hausse spectaculaire aux alentours de Gand, mais aussi ailleurs dans le pays. Risquent-elles de concurrencer les oies sauvages européennes, en halte migratoire dans nos régions? Comment réagissent les populations de putois sauvages, mises sous pression par les furets libérés de leur captivité par les activistes antifourrure en Grande Bretagne et rudoyées, ici et là, chez nous, par les visons? Quel sera l’effet, à long terme, des centaines de perruches à collier et de perruches jeunes-veuves qui envahissent le ciel bruxellois depuis quelques années, surmontant sans peine nos conditions hivernales?

Une lutte coûteuse

Une chose est sûre: aux Etats-Unis, on ne se pose plus ces questions. Confronté à de véritables invasions bien plus tôt que l’Europe, le continent nord-américain s’est doté d’un plan international de lutte (Etats-Unis, Canada, Mexique) contre les espèces aquatiques envahissantes, importées par les eaux de ballast. Le problème est sérieux: la baie de San Fransisco risque de perdre purement et simplement sa faune indigène depuis qu’un nouvel animal exotique s’y implante, en moyenne, toutes les quatorze semaines! Rien qu’au pays de l’Oncle Sam, la lutte contre les espèces aquatiques envahissantes coûte plusieurs centaines de milliers d’euros par an. Suite à l’invasion de l’île d’Hawaii par une petite mouche de la famille des drosophiles, des produits agricoles de ce pays ont été interdits d’accès au territoire américain. Perte sèche: plus de 200 millions d’euros par an!

En Europe, on ne mobilise pas encore de tels moyens. Faute d’une stratégie globale à l’échelle du continent, la recherche et la lutte se concentrent uniquement sur les espèces à haut potentiel de ravages économiques directs. Que faire, alors? On peut, bien sûr, décourager, voire interdire, l’importation d’espèces appréciées par le public: tortues de Floride et apparentées, salamandres de Chine et du Japon, grenouilles d’Egypte et rieuses… Problème: ce sont justement les espèces les plus abondantes à l’étranger, donc les moins protégées et les moins contrôlées par les conventions internationales (comme la « Cites »), qui sont les plus susceptibles d’être exportées. Et cela le plus légalement du monde! « Une fois implantées chez nous, les espèces exotiques sont très difficiles et très coûteuses à éradiquer, s’inquiète Anne Franklin, experte en biodiversité à l’IRSNB. Surtout en Belgique, un pays soumis à une multitude de flux internationaux de marchandises et de personnes. » Oui, mais voilà: comment agir préventivement, sans manier l’arme des produits chimiques, sur les milliards de larves véhiculées chaque jour par les eaux de ballast?

Philippe Lamotte

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