Les enfants, victimes oubliées

En Belgique, plus de 180 000 enfants grandissent dans des familles dont le père ou la mère connaît des problèmes d’alcool. Comment aider ces jeunes?

Coluche avait choisi d’en faire rire, et racontait cette blague d’un gamin qui affirmait: « Mon père boit pas mal, mais ce n’est rien à côté de ce qu’il renverse. » Pourtant, la réalité prête moins à plaisanter: 1 enfant de moins de 15 ans sur 10 vit dans une famille où l’un des parents, au moins, a un problème d’alcool. Il peut s’agir d’une consommation excessive ou d’une réelle dépendance. « On compte 350 000 alcoolodépendants dans notre pays. En considérant que ces derniers n’ont d’influence que sur une seule personne de leur entourage proche, cela signifie que 700 000 personnes -les alcooliques et leurs compagnons de galère donc- souffrent quotidiennement », signale le Dr Eric Fontaine, psychiatre à l’hôpital Vincent Van Gogh, à Charleroi. Parmi elles, les enfants sont souvent des « victimes oubliées, délaissées. Les services d’assistance accordent très peu d’attention et, en tout cas, pas de manière systématique, aux enfants de leurs clients », note Marleen Koninckx, psychologue à la clinique psychiatrique des Frères Alexiens de Tirlemont. Toutes les études montrent pourtant que ces jeunes sont en danger. Ils risquent d’autant plus de le rester qu’ils demeurent de nombreuses années dans cette situation critique. « En effet, l’alcoolodépendance des adultes n’est détectée que très tard, plus de douze ans après l’apparition du problème, déplore le Dr Fontaine. De plus, de un tiers à la moitié des malades à peine voient leur pathologie reconnue par leur médecin traitant. Ces chiffres sont encore plus inquiétants chez les femmes: seuls 10 % des cas sont diagnostiqués par les praticiens. »

La fréquence et la durée de prises de boissons alcoolisées pendant la grossesse augmentent les risques de fausses couches et de naissances prématurées. L’abus d’alcool provoque, aussi, des malformations congénitales, des déficiences de croissance, des dysfonctionnements du système nerveux central (8 % des retards mentaux sont dus à l’alcool) ou encore des troubles psycho-moteurs. Pendant la grossesse, une consommation supérieure à 2 verres par jour semble déjà poser problème…

L’alcool intervient également dans de nombreuses formes de violence familiale: diverses études démontrent que jusqu’à 60 % des cas de maltraitance y seraient liés, tout comme de 50 à 70 % des incestes et des abus sexuels. « Au mieux, la vie de famille est perturbée et la qualité des relations familiales, sérieusement dégradée, souligne Marleen Koninckx. Par rapport aux autres enfants, ces jeunes ont moins confiance en eux, souffrent davantage de problèmes relationnels et développent plus souvent des états dépressifs. En fait, ils sont plus vulnérables. »

A l’âge adulte, « ils présentent un risque accru de devenir alcoolodépendants, remarque le Dr Stéphane Lechantre, psychiatre et responsable des unités d’alcoologie et de thérapie familiale au centre hospitalier Le Chêne aux Haies, à Mons. Une étude, menée en Grande-Bretagne, a mis en évidence les difficultés de certains d’entre eux à s’engager dans une relation ou des problèmes d’ordre psychique, tels qu’une dépression, des états d’angoisse, des troubles de la personnalité. Le déséquilibre familial semble en être l’une des causes principales ».

En dépit de ces constats, les initiatives visant à soutenir, de manière spécifique, ces jeunes sont encore rares dans notre pays. « Dans les groupes de parole que nous avons créés à Tirlemont, raconte Marleen Koninckx, les enfants partagent leurs angoisses, leur tristesse, leurs colères, leur honte ainsi que les sentiments complexes qu’ils éprouvent vis-à-vis de leurs parents. Outre la reconnaissance de leurs problèmes, on tente, aussi, d’améliorer leur résistance face aux situations qu’ils rencontrent dans leur vie de famille. »

Mais la présence d’enfants peut toutefois modifier la prise en charge de la personne alcoolodépendante. « Son traitement repose sur plusieurs étapes, rappelle le Dr Fontaine. Il doit d’abord être décidé à changer son comportement. Après une cure de désintoxication, sous supervision, un traitement médicamenteux adéquat permet de doubler les chances d’abstinence complète, d’allonger le délai avant une rechute et, si elle survient, de diminuer de moitié les doses d’alcool. C’est alors, aussi, qu’une thérapie destinée à prévenir les rechutes et la reprise d’une consommation incontrôlée prend tout son sens. »

Or, lorsque le malade a des enfants, « il est important de reconnaître que l’alcoolisme a rempli une fonction dans la famille, explique le Dr Lechantre. En effet, la prise d’alcool peut être une solution trouvée par le malade pour maintenir ou retrouver l’état d’équilibre de la cellule familiale. C’est le cas, par exemple, lorsque, dans un couple en profond désaccord sur l’éducation des enfants, l’homme rentre ivre et s’endort, laissant alors à la charge de l’épouse l’éducation des enfants. Il ne s’agit donc pas de culpabiliser celui qui boit mais, au contraire, de tenir compte du rôle « positif » de son symptôme. L’alcoolique doit être considéré comme une personne capable de se préoccuper de la souffrance des autres ». Et, en particulier, de celles de ses enfants. Bref si, pour des gosses, avoir un père ou une mère alcoolique, ce n’est pas vraiment vécu comme une chance, pour les parents dépendants, ce pourrait être… exactement l’inverse.

Pascale Gruber

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