Les Corto Maltese de la peinture

Guy Gilsoul Journaliste

Adieu Rome. Vive l’Orient. Tout au long du xixe siècle, les peintres n’eurent d’yeux que pour cette partie du monde qui leur apporta saveurs, parfums et fantasmes.

Vénus était fatiguée. Et l’£il du peintre lassé par tant et tant de variations sur ce thème trop conforme aux modèles romains. La femme méritait mieux et les Salons du xviiie siècle, eux-mêmes sous commandement féminin, en firent la démonstration. Désormais libertine, elle dévoilerait ses parfums sur le ton de la sensualité, voire de la lascive provocation. Bien sûr, Rome restait la ville de pèlerinage de tous les artistes et, dans les musées naissants, l’Antiquité classique demeurait la référence. Mais plus pour longtemps. L’Orient allait y mettre bon ordre. Ou plus justement, lancer quelques braises dans le ronron d’un Occident fatigué.

Alors, on rêve de voyages et d’expéditions lointaines. On vise le ressourcement. Chateaubriand, qui avait déjà visité l’Amérique en 1791, publie, en 1801, un Itinéraire de Paris à Jérusalem, puis repart quelques années plus tard en Palestine. De 1809 à 1811, lord Byron séjourne en Albanie, en Asie Mineure, en Grèce alors aux mains des Turcs. Bonaparte lui-même avait donné le ton en ramenant de ses campagnes égyptiennes le goût pour une civilisation alors méconnue. Enfin, à partir de 1821, la guerre de libération nationale des Grecs face à l’Empire ottoman reçoit un soutien de la part des intellectuels et des artistes romantiques. Or la France, qui participera à cette épopée, s’engage ensuite dans le long processus de colonisation du Maghreb. Et l’Espagne protégée par ses montagnes a gardé les traces du passage des musulmans sur ses terres. Du coup, l’Orient des voyageurs-artistes va de la Castille aux montagnes de Delphes, en passant par toutes les terres qui vont du Maroc à la Palestine. Delacroix fut un des premiers à embarquer, mais, après lui, d’autres, avec le carnet de croquis ou l’appareil photo, rejoignent cet Orient méconnu avec, dans leurs bagages, une image renouvelée non seulement de Vénus mais aussi de la lumière et des gens :  » Nous avons débarqué au milieu du peuple le plus étrange « , écrit le peintre romantique peu après son arrivée à Tanger. Il est vrai que pour beaucoup le pittoresque l’emportera, voire le mépris. Il sera le réservoir d’une barbarie bienvenue à l’heure des hypocrisies bourgeoises et pour d’autres encore, le lieu de tous les fantasmes. Mais entre les mille et une nuits et la sauvagerie, Delacroix découvre là la Rome vivante comme Chateaubriand la source vive de la chrétienté.

S’il manque à l’appel de cette exposition bon nombre de chefs-d’£uvre de l’orientalisme, son parcours en douze sections thématiques permet de mesurer, et ce jusqu’à l’£uvre de Kandinsky, combien cette fascination pour l’Orient traversa tout le xixe siècle européen. De L’Esclave blanche, de Jean Lecomte du Nouy (1888) en passant par La Petite Baigneuse, d’Ingres (1826), ou L’Entrée au harem, de George Clairin (1870), l’Orient vu, lu et corrigé prend aussi parfois des allures de reportage comme lorsqu’on suit l’armée napoléonienne en Egypte (Jean Charles Tardieu, 1812), un Marchand de peaux (Jean-Léon Gérôme, 1880) ou une Ecole primaire en Haute-Egypte (Léopold Carl Müller). On découvre ainsi qu’au fil des décennies l’Orient fut d’une part (minoritaire), l’occasion d’oser une palette chromatique renouvelée et, de l’autre (majoritaire), celle d’introduire une iconographie dépaysante tout en respectant une manière aussi lisse qu’académique. A l’heure des audaces impressionnistes, il fut donc aussi, dans l’histoire du bon goût, un merveilleux moyen de fermer les yeux aux nouveautés.

De Delacroix à Kandinsky : l’orientalisme en Europe, aux Musées royaux des beaux-arts, rue de la Régence, à Bruxelles. Du 15 octobre au 9 janvier. Tous les jours, sauf le lundi, de 10 à 17 heures.

GUY GILSOUL

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