Les conseillers de l’ombre

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Tapis dans l’ombre des grandes sociétés ou des multinationales, ils préparent les annonces de restructurations. La gestion de crise est l’un de leurs terrains de jeu. Quelles en sont les règles ? Rencontre avec trois  » gourous  » de la com’ du pays.

(1) Lobbying : les coulisses de l’influence en démocratie, Daridan, M.-L., Luneau, A., Pearson, 2012.

(2) Affaire Kaupthing : dans les coulisses du sauvetage, Velge, B., Roularta Books, 2009.

Ils ne sont qu’une poignée en Belgique. On ne les verra jamais sur un plateau de télévision, ni devant les micros d’une conférence de presse. Derrière les projecteurs, dans l’ombre des porte-paroles, ces éminences grises de la communication conseillent pourtant les patrons les plus puissants du pays et de grandes multinationales. Des banques, des opérateurs téléphoniques, des industries, des géants de l’électricité, de l’automobile, du high-tech… Pour quelques dizaines, voire quelques centaines de milliers d’euros, ils opèrent sous le sceau de la confidentialité.

A l’heure où les plans de restructuration ou de fermeture des Mittal, Ford Genk, Caterpillar ou Duferco s’enchaînent, ces gestionnaires de crise et leur équipe sont plus que jamais écoutés. Certains s’arrêtent aux portes du lobbying, d’autres y entrent de plain-pied, armés de leur fine connaissance du processus de décision belge ou européen.  » La communication est un petit monde. On se connaît tous « , sourit Thierry Bouckaert, administrateur-délégué d’Akkanto, une PME de 30 personnes basée à Watermael-Boitsfort.  » Mais nous ne sommes en aucun cas des décideurs.  »

En tant qu’expert, sa mission consiste avant tout à  » dire à un patron ce qu’il n’a pas envie d’entendre « . Journaliste durant onze ans, avant de devenir conseiller chez Belgacom et Mobistar au plus haut niveau, Thierry Bouckaert oeuvre à présent pour plusieurs dizaines de clients par an. Il identifie les risques et les répercussions néfastes qu’une annonce pourrait entraîner en termes d’image, de réputation. Etre prévoyant : voilà d’après lui la principale qualité d’un conseiller en communication.  » Mon grand plaisir, c’est de préparer une conférence de presse. Mon objectif est atteint si j’ai réussi à prévoir 99 % des questions posées par les journalistes à mon client. C’était le cas pour la gestion des restructurations au groupe Carrefour (NDLR : 1 670 emplois supprimés et 21 magasins fermés en 2010). Si bien qu’à la fin de la conférence de presse, le patron de Carrefour m’a dit : « C’est fou, tu les as tuyautés ou quoi ? »  »

Même s’il joue un rôle clé dans la communication de crise, Thierry Bouckaert n’estime pas être influent pour autant.  » Je n’ai jamais été dans un comité de direction. Je ne suis pas influent ; je côtoie les sphères d’influence. C’est différent !  »

 » C’est volontaire, on aime rester discret  »

A quelques encablures d’Akkanto, le quartier de Bruxelles-Luxembourg est un vivier pour les grandes boîtes de communication. Au siège social d’Interel, autre concurrent prestigieux en la matière, un livre trône dans le hall d’accueil : Lobbying : les coulisses de l’influence en démocratie (1). Cette société, leader dans son secteur, conseille d’importants acteurs publics ou privés, profitant entre autres de la proximité avec les hautes instances européennes.  » Nous travaillons très souvent pour des gens ou des patrons qui n’ont pas envie de communiquer « , résume l’administrateur délégué, Baudouin Velge.  » Mais vu le statut de leur entreprise, ils n’ont pas vraiment le choix.  »

Ex-directeur du département économique de la FEB, il fait désormais partie des conseillers en communication les plus écoutés dans un pays institutionnellement complexe pour les entreprises étrangères.  » Un bon conseiller doit avoir la capacité de prendre un hélicoptère et de tourner autour d’une problématique, pour se forger une global picture.  »

Parmi ses réussites, Baudouin Velge est fier d’évoquer le cas de la banque islandaise de droit luxembourgeois Kaupthing, rongée par la crise en 2008 (2). A l’époque, 20 000 clients belges voient leur compte bloqué, alors que le produit d’épargne de la banque est dans le même temps vanté par Test-Achats.  » Mais qui se serait soucié du sort de 20 000 clients en plein scandale Fortis ?  » Contacté par des représentants de Kaupthing, il s’empare du problème et entame une vraie démarche de lobbying. Il rapporte le problème au cabinet d’Yves Leterme, alors Premier ministre, fédère les clients lésés et décroche un rendez-vous avec Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois.  » La seule solution pour l’amener à se mouiller, c’était d’appeler les médias. Il ne pouvait pas affirmer devant une caméra que cette histoire ne l’intéressait pas !  » Neuf mois plus tard, la banque est finalement sauvée, suite aux promesses qui émanent de la rencontre.  » Je n’étais pas en mesure de décider quoi que ce soit. Mais j’ai réuni les personnes qui avaient le pouvoir de trouver une issue favorable au problème.  »

Parmi les grandes entreprises de communication, on retrouve également le groupe Hill+Knowlton Strategies, avec ses 83 bureaux répartis à travers 46 pays. Devant le bâtiment bruxellois, aucune enseigne ne précise le nom de la prestigieuse boîte située au quatrième étage.  » C’est volontaire, on aime rester discret « , confie le CEO Thomas Tindemans en esquissant un sourire.

Ici, la gestion de la communication et des intérêts de grandes entreprises constitue le core-business, avec une confidentialité absolue. Peu de PME peuvent se permettre de recourir aux services de la boîte.  » Nous sommes impliqués dans plusieurs dossiers de crise qui font l’actualité. Dans ce contexte économique, la demande de com’ interne, externe et internationale est quasiment illimitée.  »

Les équipes de Hill+Knowlton Belgique conseillent généralement des multinationales qui rencontrent un problème spécifique dans le pays.  » Quand une restructuration s’impose au sein d’un groupe qui développe une activité en Belgique, nous intervenons pour assurer que les contraintes locales seront bien prises en compte par le management international. Bref, nous sommes les régisseurs d’une pièce très compliquée.  »

Or une pièce réussie se doit d’être discrète.  » Nous essayons d’éviter au maximum que les licenciements et plans de rigueur ne deviennent des sujets médiatisés. Vu le rôle des syndicats en Belgique et les mécanismes tels que la Loi Renault, c’est évidemment une tâche très compliquée.  »

Les actions de lobbying sont largement dans les cordes de la boîte, qui dispose des relais et des informations de première main au sein de la Commission européenne.  » Si un lobbyiste est dangereux, plusieurs lobbyistes contribuent à la qualité des prises de décisions « , assure Thomas Tindemans.

En période de crise, le business de la communication est paradoxal. Si les clients comparent les propositions en quête du meilleur prix, ils n’ont, dans le même temps, jamais été aussi nombreux à avoir besoin de ces conseillers de l’ombre en vue de redresser la barre.  » Face aux enjeux actuels, la communication est désormais terriblement ouverte « , conclut Baudouin Velge.  » Notre rôle est bien plus important que par le passé.  »

Christophe Leroy

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