Les cercles de l’Autriche ultra

A Vienne et dans les grandes villes, une soixantaine de corporations pangermanistes, discrètes mais influentes, réunissent les partisans d’une idéologie aux accents néonazis. Et forment les cadres de l’extrême droite.

de notre correspondant

Heinz-Christian Strache, la nouvelle star de la politique autrichienne, est un orateur souriant et talentueux, qui bat des records de popularité auprès des jeunes. Mais il participe aussi, en toute discrétion, à des rituels initiatiques conduits dans des clubs élitistes et racistes… Tribun populiste et eurosceptique, il aime se montrer dans les discothèques et sur les plateaux de télévision. Mais il adhère aussi à une corporation opaque, Vandalia Wien, pour l’honneur de laquelle il s’est battu en duel il y a cinq ans. La devise de ce club un peu particulier constitue, en soi, une forme de programme :  » Allemand, uni, fidèle et sans crainte « .

Se définir comme un Allemand et vouloir devenir chancelier autrichien ? Le paradoxe était déjà assumé par Jörg Haider, l’ex-leader charismatique de l’extrême droite locale, mort en octobre 2008 dans un accident de voiture. Dans ce pays alpin, quand on veut faire carrière  » chez les bleus « , c’est-à-dire au sein du FPÖ (Parti autrichien de la liberté), mieux vaut faire allégeance à l’une des quelque 60 corporations pangermanistes toujours en activité, les Burschenschaften (au sens littéral, des  » congrégations de jeunes hommes « ).

Dans le monde germanique du début du xixe siècle, les membres des premières corporations estudiantines, qui furent à la base des révolutions nationalistes de 1848, étaient unis par la haine de la France napoléonienne et des juifs, alors émancipés par l’envahisseur. Près de deux cents ans plus tard, ces clubs très privés aux doux noms mythologiques – Brixia à Innsbruck, Olympia à Vienne – restent, de fait, interdits aux femmes et aux juifs.

Dès la fin des années 1990, le ministère autrichien de l’Intérieur alerte l’opinion sur l' » idéologie d’extrême droite habilement dissimulée  » qui émane de ces structures. Un rapport officiel dénonce leur  » volonté de faire accepter d’une certaine façon, par des chemins détournés, l’idéologie national-socialiste « . Au sein des Burschenschaften, le pangermanisme décomplexé coule de source. Martin Graf, le nouveau vice-président du Parlement autrichien, membre du cercle Olympia et ancien député FPÖ, estimait en 1997, dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel,  » que les frontières actuelles ont été établies de manière arbitraire  » et que  » le peuple allemand  » devait pouvoir  » s’épanouir librement en Europe « . Irmfried Eberl, commandant du camp d’extermination nazi de Treblinka, demeure membre posthume de Germania, une corporation d’Innsbruck. Et Rudolf Hess, l’une des personnalités majeures du IIIe Reich, a même été proposé en 1987 par la fédération des Burschenschaften (DBÖe) pour le prix Nobel de la paix !

 » Honneur, Liberté, Patrie « 

En Autriche, la plupart de ces cercles de nostalgiques des années 1930 ont pignon sur rue. Olympia, par exemple, occupe un immeuble entier, dans le centre de Vienne, au numéro 149 de la rue Gumpendorfer. Un drapeau allemand flottait encore il y a peu au-dessus de la bâtisse sordide, avec ses fenêtres condamnées, ses caméras de surveillance et les graffitis antifascistes qui couvrent sa façade. Une toute petite plaque signale la présence de l' » association estudiantine de Gumpendorf  » et la devise  » Honneur, Liberté, Patrie  » est inscrite en caractères gothiques sur le fronton. Ici, à l’abri des regards et des questions des journalistes, on entretient un folklore d’un autre âge, proche des pratiques sectaires.

 » Pour être accepté dans une Burschenschaft, il faut passer par une sorte de rite initiatique, commente l’historienne autrichienne Tina Walzer. Pendant un an, les étudiants candidats n’ont droit à rien. Ils n’ont que des devoirs. On vérifie leurs origines et ils sont placés sous la tutelle d’un membre actif, censé tester leurs limites psychologiques et leur résistance physique, mais aussi leur courage, leur loyauté et leur détermination. Dans certains cas, cela peut donner lieu à des dérives sadiques.  » L’initiation prend fin lors d’un duel à l’épée, au cours duquel le nouveau membre se devra d’être… marqué au visage.  » On ne fait pas ça pour le plaisir « , s’offusquait récemment dans la presse le député autrichien d’extrême droite Harald Stefan, membre démasqué d’Olympia, sans toutefois faire la lumière sur les us et coutumes de son clan. L’honorable notaire, âgé d’une quarantaine d’années, concédera juste que le code d’honneur est la clé de voûte de ces amitiés de l’ombre. Car ce code certifie à la confrérie les qualités viriles d’un nouveau membre, avant qu’une  » formation idéologique et philosophique  » lui soit dispensée.

 » Olympia et ses concurrentes constituent une sorte d’école de cadres pour la droite ultra autrichienne, qui recrute ses idéologues sur les bancs de la fac « , explique Jean-Yves Camus, politologue français. Avec un certain succès. Les adeptes de la Grande Allemagne et des duels illégaux ne sont pas rares au Parlement de la petite République alpine. En 2006, 15 des 16 députés mâles du FPÖ étaient membres de corporations pangermanistes !  » Les Burschenschaften n’auraient qu’une importance anecdotique si l’extrême droite n’était pas, en Autriche, aussi bien intégrée au jeu démocratique « , souligne Heribert Schiedel, chercheur au Centre de documentation et d’archives sur la Résistance (DÖW), une fondation historique financée par l’Etat et la municipalité de Vienne.  » Les membres sont tenus de reverser une partie de leurs revenus à la corporation, poursuit-il. Et ils doivent aider leurs pairs à décrocher des postes importants. L’influence de ce lobby est immense, et elle est pleinement acceptée par la société autrichienne moderne. La preuve : Martin Graf a été élu sans problème à son poste honorifique par des députés de droite comme de gauche !  »

Selon Heribert Schiedel, ces réseaux ont essaimé à peu près 4 000 membres dans la haute société autrichienne. Il y a là des médecins, £uvrant dans les meilleurs hôpitaux, qui peuvent être utiles si un duel tourne mal. Mais aussi des hauts fonctionnaires, comme Gerald Waitz, ancien porte-parole du ministère de la Justice, nommé en 2002, et membre de Brixia, une Burschenschaft tyrolienne.  » On trouve aussi des membres de conseils d’administration ou des juges, notamment à Graz, la deuxième ville du pays « , ajoute Heribert Schiedel. Ce qui pourrait expliquer, conclut-il, pourquoi plusieurs procès en diffamation ont été gagnés par des Burschenschaften à l’encontre de journalistes trop curieux… avant d’être perdus en appel devant la Cour européenne des droits de l’homme.

BLAISE GAUQUELIN

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