Les brouillards de Rambura

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Au Rwanda, le juge Damien Vandermeersch tente de percer le mystère de la mort des trois coopérants belges assassinés en avril 1994. Le point sur l’enquête

Connaîtra-t-on un jour la vérité sur la mort d’Olivier Dulieu, Antoine Godfriaux et son épouse Christine André ? Les proches de ces trois coopérants belges, assassinés le 7 avril 1994 à Rambura, dans le nord-ouest du Rwanda, déplorent les lenteurs de l’enquête. Et ne veulent pas qu’on enterre une affaire aujourd’hui encore éclipsée par le drame des dix Casques bleus belges abattus le même jour à Kigali. En mai dernier, des membres des familles des coopérants ont suivi les débats du retentissant « procès Rwanda », aux assises de Bruxelles. Le nom d’un des accusés, Alphonse Higaniro, lié aux hautes sphères de l’ancien régime rwandais, figure en effet dans le dossier des trois Belges.

Cette fois, les proches des victimes espèrent beaucoup de la commission rogatoire dépêchée pour deux semaines au pays des Mille Collines. Accompagné d’un substitut et de quatre membres de la police fédérale, le juge d’instruction Damien Vandermeersch doit enquêter notamment à Rambura et dans la région. En 1995, le magistrat bruxellois, chargé d’une dizaine de dossiers relatifs au génocide rwandais et aux victimes belges, s’était déjà rendu sur place. Mais il n’avait pu éclaircir les circonstances de la mort des coopérants. Les responsables locaux étaient alors en fuite au Zaïre. En outre, l’insécurité et la peur régnaient dans le nord-ouest du Rwanda, où opéraient des groupes armés hutu.

« Aujourd’hui, la stabilité est revenue, note Me Jan Fermon, conseil des familles des victimes. Les réfugiés, aussi. Mais, surtout, une loi rwandaise, qui prévoit des réductions de peine pour les inculpés qui acceptent de collaborer avec la justice, devrait inciter des témoins à parler. On espère que le juge lèvera enfin un coin du voile. »

Que sait-on à ce jour ? Le couple Godfriaux a été exécuté sur la terrasse de sa maison, à Rambura. Les militaires ou miliciens qui les ont abattus ont utilisé des armes à feu. Ceux qui ont tué Olivier Dulieu se sont, eux, servis d’une grenade, ce qui tendrait à prouver que le jeune Belge, assiégé, a tenté de résister, comme l’a affirmé un sergent rwandais.

Les trois coopérants, enseignants de formation, ont été envoyés au Rwanda par Nord-Sud Coopération. Cette ONG montoise supervisait, dans la préfecture de Gisenyi, fief des piliers du régime Habyarimana, trois projets cofinancés par la Coopération belge: le collège secondaire technique de Rambura, l’école Saint-Fidèle de Gisenyi et l’école d’infirmières de Kabaya. Les partenaires locaux de l’ONG ne sont pas n’importe qui: le colonel Théoneste Bagosora, président du conseil d’administration du collège de Rambura, est le cerveau présumé du génocide. Il est actuellement détenu par le Tribunal pénal international, à Arusha (Tanzanie). Séraphin Rwabukumba, beau-frère du président Habyarimana, gérait le projet de l’école Saint-Fidèle. Réfugié en Belgique, inculpé pour faux et escroqueries, il est accusé par plusieurs organisations de défense des droits de l’homme d’avoir équipé les milices Interahamwe. Le troisième homme, Higaniro, était à la tête de l’école d’infirmières. Proche d’Habyarimana, il a été condamné le 8 juin dernier à Bruxelles à vingt ans de prison pour crimes de guerre.

Les enseignants belges en savaient-ils trop sur les agissements de ces trois grosses pointures ? Les familles des victimes estiment en tout cas que les assassinats ne résultent pas du climat antibelge et du déferlement de violence. A plusieurs reprises, Olivier Dulieu a dénoncé la situation sur le terrain. L’école technique ne disposait pas du moindre outil, les sommes versées par la Coopération belge via l’ASBL Nord-Sud n’arrivaient pas à destination et le jeune homme s’est demandé pourquoi ont l’avait envoyé se « tourner les pouces dans un bled perdu ».

Détournement de fonds? L’argent des projets aurait-il été détourné au profit de l’achat d’armes, comme certains le laissent entendre ? « A la commission rogatoire de vérifier la réalité des flux financiers, estime Me Fermon. Plusieurs indices confortent néanmoins la piste de l’attentat ciblé, dont le profil des trois partenaires locaux. » L’activisme extrémiste d’Higaniro a été mis en relief par la cour d’assises de Bruxelles, et Rwabukumba, lui, avait la réputation d’être l’acheteur de machettes des milices hutu. Plus inquiétant encore: un religieux, frère François Cardinal, qui travaillait au collège Saint-Fidèle, a été assassiné en 1992 après avoir menacé de dénoncer le détournement de l’aide canadienne au profit des autorités rwandaises. « Des projets préfinancés par les pouvoirs locaux sont parfois « revendus » à plusieurs pays qui offrent leur aide, ce qui peut conduire à des détournements », indique-t-on dans le milieu de la coopération. On sait qu’en 1987 un ingénieur chargé par Nord-Sud de la construction d’un hall polyvalent à Saint-Fidèle a constaté, à son arrivée, que les travaux étaient déjà terminés. Payé à ne rien faire pendant des mois, il a fini par protester. Le président de l’ONG belge, Marcel Colart, accompagné par un influent Père blanc, connu pour ses relations avec les dignitaires rwandais de l’époque, s’est rendu alors à Gisenyi pour calmer l’ingénieur et négocier la fin de son contrat. « L’association montoise a perdu, aujourd’hui, son agréation auprès de la Coopération belge », souligne-t-on à l’Acodev, regroupement d’ONG francophones. Trois coopérants belges ont, eux, perdu la vie. Leurs familles ne veulent pas qu’on les oublie.

Olivier Rogeau

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