Les bouchées doubles du bio

Propulsée par les crises de l’agroalimentaire et poussée dans le dos par la grande distribution, l’alimentation biologique ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui. Mais trop de bio, est-ce la mort du bio? Enquête

C’est un magasin pas vraiment comme les autres. On n’y trouve que des produits dûment certifiés biologiques. Quelques exemples? Des tomates à 129 francs le kilo (d’origine wallonne), des pommes à 99 francs (argentines), des bottes de poireaux à 89 francs (flamandes). De la viande, aussi: le poulet à 300 francs le kilo ou le filet américain à 415 francs. Un dessert? Au hasard: deux éclairs au chocolat (75 francs) ou des bananes de République dominicaine (79 francs le kilo). Pour arroser le tout: le côtes-du-rhône à 245 francs la bouteille et, pour la digestion, un petit cognac bio à 1 400 francs les 70 centilitres.

Bienvenue chez Bio Square, le nouveau temple du bio! Erigée sous l’enseigne Delhaize, cette toute nouvelle supérette, installée sur 120 mètres carrés à Uccle (Bruxelles), ne se contente pas de présenter un assortiment de 2 000 produits estampillés bio. A un jet de cacahouète de la caisse enregistreuse, un ordinateur, installé sur un minibar américain, permet aux clients de se renseigner sur l’origine et la fabrication des produits. Une tasse de café ou un jus d’orange à la main (30 francs la consommation, bio évidemment), ils peuvent aussi consulter les brochures trilingues sur l’histoire du kamut, du sarrasin ou du quinoa. Et s’ils n’ont vraiment que faire des techniques de récolte au sein des plantations bananières en République dominicaine, ils ne pourront échapper aux mines réjouies des fermiers bio de nos campagnes, placardées au-dessus du rayon des cageots de fruits et légumes.

Publicité gratuite? Allons donc! L’alimentation biologique envahit tous les étals. A l’automne prochain, Colruyt installera à Courtrai sa première supérette bio, baptisée Bio-Planète: 1 000 mètres carrés, une offre de 4 000 produits labélisés, dont plus de la moitié au rayon « alimentation ». D’ores et déjà, les Bio-Planète de Gand et d’une poignée d’autres villes belges sont dans les cartons du grand distributeur de Hal. Quant à GB, réputé plutôt timide en matière de bio, les producteurs d’aliments ne cachent pas qu’ils s’attendent à un coup de fouet donné par le géant Carrefour, la nouvelle maison mère, réputée plus dynamique sur ce terrain.

La marée montante

Pas de doute: la déferlante biologique est en marche. Déjà, la riposte des acteurs traditionnels du secteur à la grande distribution commence à se structurer ( lire l’encadré p. et ci-dessous). Si le bio se retrouve ainsi propulsé au-devant des rayons, c’est à la suite de l’incroyable succession de crises qui ont frappé le monde agroalimentaire. Le bio est aussi dopé chaque fois qu’une enquête un brin remuante des organisations de consommateurs se penche sur nos assiettes. Il dispose dorénavant de son salon international, de ses plates-formes de démonstration, de ses criées, de ses marchés publics, de ses restaurants, de ses sites Internet. Impensable, il y a quelques années encore: depuis le département de Lot-et-Garonne (France), une poignée de cultivateurs s’apprêtent à envahir le marché du nord de l’Hexagone – et bientôt la Belgique – en vendant aux particuliers, via Internet, des paniers de produits frais, dont une formule exclusivement bio. Leur initiative risque bien de faire des petits.

En fait, la progression du bio peut être comparée à une marée montante: chaque crise alimentaire, chaque vague d’inquiétude lui fait gagner du terrain. Bien sûr, les pics de consommation retombent aussitôt, une fois l’émoi médiatique passé. Mais toujours en grignotant quelques nouvelles parts de marché. Et la marée bio monte, monte, monte… Entre 1994 et 2000, les surfaces cultivées selon des procédés biologiques ont quasiment décuplé en Belgique, passant de 2 680 à 20 265 hectares. Si le chiffre d’affaires de l’alimentation bio était encore de 2,5 milliards de francs en 1997, il a franchi, l’année dernière, la barre des 6 milliards. Cette tendance est générale: « L’Union européenne offre le plus grand marché du monde d’aliments biologiques, explique le Pr Armand Thonon, de la faculté des sciences agronomiques de l’UCL. De plus, ce secteur est l’un des rares qui, dans le marché des produits de consommation, accuse une croissance: les ventes dans le marché de détail ont pratiquement triplé en 1990 et 1997. » C’est donc clair: la poussée d’intérêt envers le bio est bien antérieure à la crise de la dioxine et au récent regain d’inquiétude autour de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB).

Dis-moi ce que tu manges…

Bien sûr, cet engouement doit être relativisé. Après tout, en Belgique, les terres cultivées en bio ne représentent que 1,47 % de la superficie agricole totale: une performance très moyenne si on la compare aux autres pays de l’Union européenne ( lire l’infographie, ci-dessus). Mais tous les indicateurs sont au vert. « En Europe, on prévoit, à moyen terme, une hausse qui irait jusqu’à 10 % », estime Thonon. Et de rappeler que, comme souvent en matière d’environnement, les pays nordiques ont une longueur d’avance sur les pays méridionaux. En Scandinavie, mais aussi aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, on consomme bio par engagement, presque par militance: le consommateur veut encourager les pratiques agricoles qui respectent le milieu naturel (pas de pesticides, pas d’engrais chimiques, respect des cycles naturels, etc.). Tandis que, sous nos latitudes, les préoccupations consuméristes portent davantage sur la sécurité et la santé: le bio y est plutôt considéré comme une valeur refuge, une voie de repli face aux inquiétudes causées par l’alimentation conventionnelle.

Outre les crises de l’agroalimentaire (pendant lesquelles les producteurs bio se sont gardés de toute déclaration triomphaliste), différentes raisons expliquent la percée du bio. En 1992 et en 1998, l’Union européenne a adopté des réglementations – respectivement pour la production végétale et animale – qui ont largement accru la crédibilité du secteur. Entre-temps, la plupart des pays ont attribué des primes aux agriculteurs bio, notamment pour les aider à franchir le cap de la « reconversion » de leurs exploitations. Une étape critique, cette reconversion: c’est le moment (de six mois à trois ans!) où le producteur fait du bio (avec tous les frais supplémentaires que cela suppose), sans pouvoir écouler sa production dans la filière spécialisée, financièrement plus valorisante.

Plus fondamentalement, le bio est dans l’air du temps: celui d’une agriculture plus soutenable, à la fois écologiquement, socialement et économiquement. « Si le bio n’est pas une mode, explique Carol Haest, consultant en produits bio pour la grande distribution, c’est parce qu’il va bien plus loin que le souci de manger en toute sécurité. Il puise ses racines dans des valeurs et des préoccupations sociétales qui ne sont pas près de changer: le refus de dilapider les ressources de la terre et, par là, de compromettre notre avenir et celui de nos enfants. »

La Wallonie rate le train

Cette évolution va-t-elle de soi? Loin de là. Elle s’accompagne de heurts, de déchirements, de tensions, voire de mini-guérillas. Au point que, paradoxalement, trop de bio pourrait nuire au bio. Deux grandes raisons à cela. Premièrement, l’offre de produits bio est largement inférieure à la demande. En Belgique, on estime généralement qu’au moins 70 % de la consommation est assurée par les importations. D’où cette question: est-il encore « écologique », par exemple, de faire venir d’Argentine des tonnes de viande de boeuf bio (comme ce fut le cas jusqu’il y a peu), alors que nos propres exploitations – surtout en Wallonie – pourraient assurer une partie de cette production, au bénéfice de nos éleveurs?

La question est éminemment politique. Car, entre le nord et le sud du pays, le contraste est frappant en ce qui concerne le soutien dont bénéficie l’agriculture bio. « Il y a un consensus flamand, y compris au sein du Boerenbond ( NDLR: le puissant syndicat agricole), pour investir dans le bio, estime Pierre Stassart, chercheur à la Fondation universitaire luxembourgeoise (FUL). C’est un paradoxe énorme, puisque la Wallonie est, par nature, plus adaptée à l’agriculture bio grâce à ses pâturages extensifs et à ses terres plus herbagères. Les reconversions y sont moins difficiles. » C’est un fait: il souffle, au plat pays, un esprit bio d’autant plus étonnant qu’il date d’avant l’accession des écologistes au pouvoir et qu’il contraste avec l’image traditionnellement accolée à la Flandre (élevages intensifs, vastes aires de maraîchage, etc.). Ainsi, en 1999, des dizaines d’organisations flamandes, soutenues par les pouvoirs publics, se sont fixé un objectif ambitieux, baptisé « Tien op tien »: 10 % d’agriculture biologique en 2010! (1).

Résultat: tout agriculteur flamand qui, aujourd’hui, fait le choix du bio peut bénéficier de primes à l’investissement (jusqu’à 40 % de ses frais), qui s’ajoutent aux primes fédérales à la reconversion. Mais cet « esprit » s’incarne aussi sous des formes plus variées, et même ludiques: organisation annuelle d’une « semaine de l’agriculture bio », distribution de repas dans les entreprises (120 000 assiettes l’année dernière!), soutien à l’encadrement technique des exploitations, création de plates-formes de rencontres, etc.

En Wallonie, la situation se présente très différemment. Tout occupées à vanter l’agriculture régionale dans son ensemble (« C’est wallon, donc c’est bon »), les autorités boudent – voire méprisent – l’émergence du bio, en cohésion plus ou moins affichée avec la principale organisation professionnelle du secteur, la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA), pour laquelle l’agriculture biologique (AB) restera toujours un créneau marginal.

Un tigre dans le ventre

Deuxièmement: voulue ou pas, cette indifférence fait courir le risque à l’AB de se développer sous la seule houlette de la grande distribution. Même les acteurs les plus modestes du bio le reconnaissent: les chaînes de grands magasins jouent, a fortiori depuis deux ou trois ans, un rôle essentiel pour titiller l’intérêt du consommateur envers les produits sous label. Sans elles, sans leur puissance commerciale, le bio serait resté bloqué au stade – pas toujours caricatural – du vendeur de fromages un brin soixante-huitard. Grâce à l’extension considérable des gammes offertes, elles assurent aujourd’hui près de 50 % de l’approvisionnement des ménages. Au point que certains s’inquiètent de l’avenir de la vente bio dans les 600 magasins d’alimentation naturelle et, peut-être, dans les « circuits courts », comme la vente à la ferme. En fait, pendant des années, les producteurs bio se sont lamentés de l’indifférence de la grande distribution à leur égard. Aujourd’hui, le vent a tourné: beaucoup ont la garantie d’y écouler leurs produits en toute sérénité, à des prix confortables et avec des contrats d’exclusivité.

Mais demain? Une partie du monde bio en est convaincue: la concurrence est tellement féroce, entre les grandes enseignes, que ses effets pervers ne tarderont pas à se faire sentir dans le bio. Car il ne faut pas être dupe: l’intérêt des grands groupes pour l’alimentation labélisée vient aussi, sinon principalement, de leur souci de redorer une image écornée par les crises et, surtout, du rôle vital de fidélisation de la clientèle joué par les produits à valeur ajoutée, comme le bio. Une véritable course contre la montre est donc engagée pour occuper le marché, vite et bien. Mais, tôt ou tard, la pression jouera – à la baisse – bien sûr- sur les prix offerts aux producteurs. Des éleveurs de bovins se plaignent déjà, par exemple, des pressions plus ou moins feutrées qui s’exercent sur leur profession: les souches d’animaux avec lesquelles ils travaillent, plus rustiques que le Blanc-Bleu-Belge, ne semblent pas rencontrer les préférences des consommateurs. A la longue, le bio risque ainsi d’être obligé de revoir ses pratiques et son « art », au risque de contourner, ici et là, les contraintes des cahiers des charges et, par là, de perdre son âme.

La menace du bio « light »

Le bio, simple sous-traitant – pieds et poings liés – de la grande distribution? Certains craignent l’émergence d’une sorte de bio « light », façonné pour répondre aux exigences immédiates du consommateur, dont la part du budget consacrée à l’alimentation – c’est une tendance générale dans nos pays – ne cesse de décroître. Anecdote significative: lorsqu’il a commencé à s’intéresser au porc bio, il y a quelques années, un grand distributeur a jugé superflue l’interdiction d’utiliser les sels de nitrates dans la transformation de cette viande. Dans la production conventionnelle, ces sels servent à diminuer les bactéries dans la viande et à éviter la décoloration de certains jambons. Ils ont aussi la particularité de se transformer en nitrozamines, cancérogènes.

Au prix de discusions difficiles entre producteurs bio et distributeurs, il fut finalement décidé de maintenir leur interdiction dans le porc bio, du moins en Belgique. Mais pour combien de temps? L’incident le souligne: Manger bio, c’est souvent, pour le consommateur, revoir ses habitudes d’achat, de conservation et de consommation des aliments. Eh oui, un jambon bio se conserve moins longtemps qu’un jambon traité chimiquement. Gare à la date de péremption et à la température du frigo! Et, s’il perd sa jolie couleur rose, cela ne signifie pas nécessairement qu’il devient immangeable. Une nouvelle « culture » à acquérir autour des assiettes?

La guerre du bio est-elle ouverte pour autant? Non. L’heure est plutôt aux appels à la complémentarité entre les différentes filières de commercialisation. Mais chacune observe sa voisine avec inquiétude. C’est sûr, les magasins d’alimentation naturelle peuvent s’attendre à des jours difficiles. Finis les achats de pains sur réservation! Terminés les trois misérables bacs de fruits et légumes pour seuls produits frais! Beaucoup devront s’adapter ou mourir: s’agrandir, compléter les gammes de produits, investir dans la – coûteuse – chaîne du froid, etc. Les marchés bio, de création récente en Belgique, continueront peut-être à se développer. Tout comme les formules de « paniers », vendus aux particuliers par des coopératives ou des négociants sous label, de plus en plus professionnels.

Une relation de confiance

En attendant, chez nous, l’association Nature et Progrès, pionnière de la filière, tente de tempérer la bio-euphorie ambiante et, via une charge actuellement en circulation, de rappeler les valeurs sociales et environnementales de cette agriculture pas comme les autres. « Le bio, ce n’est pas seulement respecter des techniques de production et fournir une alimentation saine, explique Marc Fichers, agronome chez Nature et Progrès. C’est aussi un ensemble de valeurs où, derrière chaque produit, il y a un homme lié à la terre et soucieux d’une relation harmonieuse avec celle-ci. Beaucoup de nouveaux producteurs n’ont plus que la norme comme unique souci. » Et de dénoncer ces « bio-ingrédients » vendus, d’une façon anonyme, par les grandes surfaces. « Chaque fois qu’un distributeur propose un produit sous sa marque, en oubliant de préciser qui l’a produit, et comment, il diffuse une sorte de « bio-ingrédient », oubliant le rôle de lien entre les hommes qu’a toujours joué l’aliment biologique. Le bio, c’est le fruit d’une relation de confiance – vérifiable – entre les producteurs et les consommateurs. »

Evidemment, cette charte est aussi un appel du pied à ces derniers. Mais voilà: à l’heure de la restauration rapide et du succès fulgurant des plats préemballés, le consommateur est-il prêt à recevoir le message cinq sur cinq? De leur côté, tous les producteurs bio sont-ils disposés à renoncer aux sirènes de commandes toujours plus importantes? Finalement, l’irruption des grands moyens et du grand capital dans le bio est peut-être une occasion de s’interroger sur notre alimentation, mais aussi sur notre rapport au temps et notre façon de vivre « tout court ».

(1)Il a été repris, depuis lors, par le Plan fédéral pour le développement durable.

Philippe Lamotte,Ph.L.

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