Les bâtards d’Adam Smith

Le fond de l’air est bleu. Pourtant, il n’est pas toujours commode de savoir ce qu’est vraiment le libéralisme. Pour l’heure, il évoque surtout une priorité accordée aux mécanismes du marché. Mais le libéralisme est avant tout une philosophie de la liberté : née de la Réforme, elle a été laïcisée par les Lumières sous la forme d’une théorie politique opposée à l’absolutisme de l’Ancien Régime. La limitation de l’Etat, la démocratie représentative, la valorisation de la liberté individuelle et la laïcisation de la société en sont les grands principes.

Ceux-ci s’accordent évidemment mal avec la propriété publique des moyens de production qui confère à l’Etat la capacité de décider seul des richesses produites. Ils sont, de même, difficilement compatibles avec pareil monopole dans la mesure où la liberté d’entreprendre et la propriété font partie des libertés personnelles. Enfin, nul ne peut choisir sa vie si le pouvoir, en décidant de ce qui est distribué, valorise telle finalité de l’existence plutôt que telle autre. Libéralisme politique et libéralisme économique ont donc partie liée. Mais la théorie de la liberté n’entretient pas une relation simple avec l’économie politique, issue jadis de la doctrine utilitariste anglaise.

Savoir si, historiquement, le décollage du Nord peut être attribué aux seules vertus de la  » main invisible  » du marché et de la concurrence n’est déjà pas une question simple. Quel rôle a notamment joué le pillage des colonies ?

Quant aux pays dits émergents, tels les  » dragons asiatiques « , ils se sont développés dans des conditions très éloignées du modèle libéral. Plus près de nous, il faut inscrire au passif de celui-ci quelques ratés de taille : la chute de la croissance, l’implosion de la  » nouvelle économie « , l’aggravation du fossé Nord/Sud, la montée des inégalités, les faillites retentissantes, les crises financières à répétition… La grande promesse du laisser-faire n’a donc pas été tenue parce que l’utopie d’Adam Smith a ses limites.

Les privatisations n’ont pas fait baisser les prix mais permis le transfert au privé des segments rentables de l’économie publique. La compétition économique n’a pas donné lieu à une multiplication d’acteurs, mais à une concentration sans précédent du capital et à la naissance d’impitoyables cartels. La flexibilité n’a pas rendu la vie moins contraignante. A l’inverse, c’est sur le chômage de masse et la souffrance au travail qu’elle a débouché. Bref, l’image d’une économie régie par des lois  » naturelles  » et d’un marché autorégulé capable de répondre à tous les besoins sociaux a volé en éclats : loin de pacifier le monde, la vague de libéralisme économique propulsée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher nourrit aujourd’hui contestation politique et pensée critique.

Le libre-échange est l’exception dans l’Histoire, et le protectionnisme, la règle. Le dernier quart de siècle apparaît, à ce titre, comme une victoire du libéralisme économique. Mais, à y regarder de plus près (1), c’est une illusion. Ce sont les Etats qui ont largement inspiré la mondialisation et, si leurs interventions ont changé, ils ne se sont pas pour autant retirés du jeu. Les Etats-Unis, à l’instar de l’Europe, subventionnent leur agriculture et baissent d’autorité les prix des médicaments contre l’anthrax ! Partout, les populations réclament toujours plus d’interventions publiques ou de services collectifs. Dans la sécurité alimentaire, par exemple. Même les marchés financiers ne sanctionnent pas les pays hérétiques qui, comme en Scandinavie, ont des dépenses publiques élevées…

Le libéralisme économique à l’état pur n’est donc qu’une idéologie. Aucune société n’est vraiment régie par ses principes. Partout règne le plus grand pragmatisme. Les penseurs libéraux contemporains les plus pointus, comme John Rawls, sont tout à fait conscients que le libéralisme politique ne peut se réduire au libéralisme économique. Ils savent que, poussé trop loin, il menace les libertés fondamentales parce qu’il est porteur de risques majeurs. Un exemple : la criminalisation de l’économie par la Mafia. Bref, seuls les néolibéraux, ultralibéraux, s’opposent à un processus de régulation de l’économie. Et la théorie qu’ils colportent n’a plus, aujourd’hui, d’autre fonction que la légitimation des inégalités de revenus et du pouvoir des nantis.

(1) Cette chronique s’inspire du numéro hors série du 1er trimestre 2002 de la revue française Alternatives économiques entièrement consacré au libéralisme.

de Jean Sloover

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