Les banques s’habillent en XL

Contraintes de grandir pour survivre dans un univers rudement concurrentiel, les banques doivent s’adapter à leurs nouveaux habits. Pour le personnel, les retouches sont loin d’être indolores. Il y a des épingles qui se perdent

Sous leurs allures de matamores, elles ont tout du roseau. Fouettées depuis des mois par la tempête, les banques ont, comme la plante aquatique, plié sans rompre. Les événements ne les ont pourtant pas ménagées: le ralentissement de la conjoncture économique, les attentats du 11 septembre, la faillite de Lernout & Hauspie et de la Sabena, l’arrivée de l’euro et l’affaire Enron laisseront des ombres dans leurs rapports annuels. « J’ai l’habitude, soupire un syndicaliste de Fortis. A la réception du nouvel an, c’est la douzième fois de suite que j’entends que l’année qui commence sera difficile. En 2001, c’était particulièrement vrai. Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. » Sur ce dernier point, il y a, en effet, unanimité: le petit monde bancaire n’est pas encore à l’abri.

Longtemps épargnées par les phénomènes de consolidation et de restructuration qui touchent tous les secteurs de l’économie, les banques sont désormais dans l’oeil du cyclone. Après la BBL, rachetée par le néerlandais ING en novembre 1997, l’alliance de Cera, de la KB et d’ABB au sein de KBC en janvier 1998, la CGER et la Générale de Banque ont uni leurs destinées au sein de Fortis, six mois plus tard. Le 1er avril dernier, Dexia a juridiquement absorbé Artesia et Bacob, pour devenir le deuxième groupe bancaire du pays, avec une part de marché de 25 %, contre 16 % auparavant (voir infographie). Mais, en dépit de leur plus grande envergure – les 4 premiers groupes bancaires contrôlent quelque 85 % du marché -, les institutions financières belges restent des nains à l’échelle de l’Europe. A titre d’illustration, Fortis voyage autour de la 18ème place du classement européen tandis que Dexia arrive en 24è position.

Logiquement, les banques n’échapperont pas à de nouvelles fusions transfrontalières dans les cinq prochaines années. « Le secteur financier n’est pas au bout de la logique de rationalisation, estime Thierry Nollet, responsable bruxellois du Setca-finances. On va déguster sec dans les dix ans à venir. » Les banques du Benelux et des pays scandinaves ont, pourtant, fait oeuvre de pionnier en matière d’alliances internationales et ont, dès lors, pris quelque avance sur leurs voisins. La Belgique n’en conserve pas moins, au côté de l’Espagne, le taux de pénétration du réseau bancaire le plus élevé d’Europe. « La deuxième vague de fusions sera socialement moins sanglante que la première, parce qu’on assistera à des alliances de complémentarité et non à des dédoublements de réseaux », souligne Georges Martin, directeur du service d’études de l’Association belge des banques (ABB).

En faisant le choix de la course à la taille, les banques n’ont pas fait preuve d’une folle originalité. Il s’agit toujours, pour les futurs alliés, d’accroître leur part de marché tout en comprimant les coûts. L’envie de grandir à tout prix peut aussi, dans certains cas, relever de la stratégie de défense: manger pour ne pas être mangé.

Mais cette ambition se paie: tenue de financer des investissements informatiques et humains phénoménaux, exigés par une lutte sans merci entre concurrents, la banque se doit de réduire, autant que faire se peut, ses autres coûts opérationnels. Parallèlement, ses actionnaires exigent une juste rémunération de leurs investissements et ils ne dédaignent pas de la revoir à la hausse.

« C’est toujours la même chose, explique Rudy Bonte, directeur du contrôle des banques à la Commission bancaire et financière (CBF). La banque a besoin d’un actionnariat stable et, pour se l’attacher, elle doit récompenser au mieux le capital investi. »

La dictature des ratios

Dans ce contexte, tous, actionnaires, administrateurs, investisseurs, ont les yeux rivés sur deux indices, qui donnent la température du secteur. Le rendement sur fonds propres ( return on equity), d’abord. Pour l’ensemble du secteur, il s’élevait, en moyenne, à 20 %, à la fin de 2000. Le coefficient d’exploitation, ou ratio coûts-recettes ( cost income ratio), ensuite, que les états-majors des banques cherchent à réduire au maximum. En Belgique, en moyenne, il s’établissait à 72 % en 2000, classant le pays en queue du peloton européen. D’une banque à l’autre, cet indice varie fortement. Ainsi, chez Dexia, s’il s’élève actuellement à 57 %, l’objectif est de le ramener à 50 %. « Si on veut attirer des investisseurs et rester maître de son destin, il faut sans cesse surveiller ces ratios et s’aligner », explique Axel Miller, administrateur chez Dexia. Le groupe ne fait d’ailleurs pas mystère de son intention de grandir encore. Et vite.

Dans leur chasse aux coûts, Fortis, Dexia, ING et KBC ont annoncé des fermetures d’agences, devenues superflues du fait des fusions. Le nombre d’antennes bancaires, qui, de 7 600 en 1995, était déjà tombé à 6 610 en 2000, devrait encore se réduire. D’ici à deux ou trois ans, Dexia ne devrait plus en compter qu’un millier, contre 1 600 actuellement, Fortis s’apprête à en fermer quelque 900, KBC, un peu plus de 300, et la BBL, une centaine. Soit près de 2 000, au total, pour ces quatre banques.

Dans la foulée, le volume de l’emploi sera revu à la baisse. Cela n’a rien d’étonnant, quand on sait que les frais de personnel représentent près de la moitié des coûts du secteur. « On est en suremploi et ça ne va pas s’arranger dans le futur », estime Axel Miller (Dexia). Sur les 76 000 postes enregistrés dans les banques à la fin de 2000, 1 600 vont disparaître à la KBC, 3 400, chez Fortis, et 2 500 chez Dexia.

Jusqu’à présent, la majeure partie des banques jurent leurs grands dieux qu’elles ne procéderont pas à des licenciements secs. Les départs naturels, les divers plans d’incitation au départ et l’arrêt temporaire des recrutements devraient, assurent-elles, suffire à atteindre les objectifs de réduction du personnel. Seule Dexia pourrait être contrainte de procéder à 300 départs forcés, au maximum. « Nous sommes, clairement, en présence d’un licenciement collectif déguisé », estime Thierry Nollet (Setca).

Curieusement, cette gigantesque contraction de l’emploi s’effectue sans heurts sociaux majeurs. « Bien que tout cela ressemble fort à une débâcle sociale, les patrons parviennent à éviter de parler de licenciements collectifs et à prévenir les grèves. De ce point de vue, ils mènent extraordinairement bien leur barque », reconnaît un juriste de Fortis. Une barque, qui, à terme, accostera forcément des berges économiquement juteuses: chez Dexia, les fruits des synergies engagées avec Bacob et Artesia devraient représenter entre 220 et 250 millions d’euros en 2005.

Un réseau, deux statuts

Outre la cure d’amaigrissement de leurs effectifs, les banques sont désormais à la recherche d’un autre profil d’employé. Les machines sont passées par là: aujourd’hui, une partie du travail des guichetiers est assurée par les automates (on considère généralement qu’un automate équivaut à un demi-emploi) et le travail administratif est de plus en plus automatisé. Dès lors, ce sont surtout des conseillers financiers en herbe, gradués ou universitaires, que les banques recherchent, même s’ils commencent leur carrière au guichet. « Les banques d’aujourd’hui sont comme les mines d’hier, lâche un gérant. Il n’y a plus de travail pour les mineurs, c’est-à-dire pour les guichetiers. »

Réduit, reprofilé, le personnel d’agence est aussi classé en deux catégories différentes: tandis que les premiers travaillent pour des gérants salariés, les autres le font pour des patrons indépendants. Si cela s’explique par des raisons historiques (les antennes de l’ex-Crédit communal ont toujours été dirigées par des indépendants), cette mixité du réseau présente un autre atout majeur: les agences d’indépendants coûtent beaucoup moins cher et leur personnel est nettement plus flexible. De taille réduite et majoritairement implantées en milieu rural ou dans de petites villes, elles complètent judicieusement un réseau dont les noeuds essentiels sont occupés par des agences de salariés. Ces agences d’indépendants s’adressent, en outre, à un public différent, non demandeur d’un service bancaire haut de gamme mais ravi d’y disposer d’un compte à vue et d’un carnet d’épargne, et de pouvoir y contracter un prêt hypothécaire. Dans les états-majors des banques, le discours est catégorique: il n’est pas question, même à long terme, de mettre en place un réseau commercial exclusivement confié à des indépendants.

Bien qu’indépendants, ces gérants sont contractuellement attachés à la maison mère. Chez Dexia, par exemple, les directeurs d’agence disposent d’un contrat de mandataire pour le compte du groupe. Celui-ci détient une partie du capital (26 %) de ces antennes ainsi que le portefeuille de la clientèle. C’est Dexia qui nomme et révoque les gérants et fixe leurs objectifs commerciaux. Les produits de banque et d’assurances qui y sont vendus sont exclusivement ceux de la maison mère. La Commission bancaire et financière vient toutefois d’accepter le principe de la suppression de cette exclusivité, ce que réclamaient de longue date les gérants autonomes. Une décision à ce sujet ne pourra toutefois intervenir qu’avec l’aval des ministres des Finances et des Affaires économiques.

Ce sont également les auditeurs du groupe qui contrôlent la comptabilité des agents indépendants. Ceux-ci sont payés au moyen d’une commission sur leur chiffre d’affaires. Cette enveloppe doit leur permettre de payer les employés, dont ils assurent eux-mêmes le recrutement. « Mon salaire (75 000 euros brut par an, plus une participation aux bénéfices) peut être revu à la baisse si les affaires vont mal, témoigne un gérant indépendant. L’an dernier, certaines sociétés coopératives à responsabilité limitée (SCRL) – Dexia compte 167 de ces réseaux en étoile qui regroupent de 3 à 6 agences employant de 3 à 5 personnes – ne se sont pas payées à partir de novembre, tant les résultats étaient faibles. » Les organisations syndicales crient au loup. Pour elles, les banques travaillent avec de faux indépendants, ce que démentent catégoriquement les patrons.

Les réseaux d’indépendants donnent d’autres sueurs froides aux syndicats, car le personnel qui y est employé (7 300 personnes sur les 75 000 salariés du secteur) ne bénéficie pas des mêmes conditions de travail que leurs collègues engagés, soit dans les sièges, soit auprès de gérants salariés. Ces deux catégories de personnel dépendent en effet de deux commissions paritaires distinctes. La nuance est de taille. Pour un employé de 35 ans, la différence de salaire atteint 300 euros brut par mois. En fin de carrière, elle sera de 650 euros brut. Rien n’empêche, bien sûr, un employeur indépendant de proposer des salaires supérieurs aux minima légaux à son personnel; cela arrive, mais rarement. « Nos employés sont de seconde zone, reconnaît un gérant indépendant de Dexia. Si nous étions malins, nous irions tous travailler au siège. »

A travail égal, le personnel des différentes agences travaillera 35 ou 38 heures/semaine, bénéficiera de 20 ou de 32 jours de congé annuels, de plages de travail différentes (le travail en soirée ou du samedi est fréquent chez les indépendants et réglementé chez les salariés), d’heures supplémentaires payées ou non, d’un 14e mois, d’une assurance de groupe, d’une assurance hospitalisation ou d’autres chèques-repas, qui ne sont pas systématiquement octroyés dans les agences d’indépendants. Sans parler de l’absence, dans ces petites structures, de toute représentation syndicale.

« Si on ne fait rien, tout le réseau commercial sera, à terme, indépendant », craint Marc Vandermosten, permanent CNE pour le secteur finances. Du coup, les syndicats tentent d’arracher de meilleures conditions de travail pour le personnel employé chez des indépendants ainsi qu’une représentation syndicale, sous une forme ou une autre. « Un réseau indépendant ? Ce serait un recul de trente ans, embraie Georges Sels, permanent à la CNE Liège, en charge du dossier Dexia. De toute manière, nous ne voulons pas d’une concurrence sociale entre les travailleurs d’un même groupe. » C’est pourtant le cas. « Si on ne peut pas garder notre réseau d’indépendants, on fermera purement et simplement leurs agences, explique Marc Huybrechts, directeur général chez Fortis. Ce n’est pas du bluff. On ne peut pas se permettre de garder 1 000 agences de salariés. » Certains indépendants ne voudraient de toute manière pas de ce statut.

La fin des privilèges

Conscient de la complexité de ces enjeux, le personnel bancaire, peu coutumier du fait, est parti plusieurs fois en grève, ces derniers dix-huit mois: à la BBL en novembre 2000, chez Fortis, en juin 2001, et chez Dexia, en novembre 2001. Dans un secteur qui affiche un taux de syndicalisation de 40 à 60 %, ces divers mouvements avaient toutes les apparences d’un coup de semonce.

Jadis considéré comme prospère et tranquille, le monde bancaire fait moins florès aujourd’hui, même s’il reste envié par de nombreuses catégories de personnel, moins bien loties. « On a encore le mythe des banques qui paient bien, mais ce n’est plus le cas », affirme Pascal Jamin, syndicaliste et président du Comité des petites et moyennes banques. Du côté patronal, on est plus catégorique encore. « Le personnel bancaire a été longtemps chouchouté, lance Axel Miller (Dexia). Je ne suis pas sûr qu’on pourra toujours maintenir tous ses avantages. » Les jeunes recrues l’ont compris. Lassées de jouer les bancontacts vivants et de pleurer pour obtenir un GSM, elles quittent rapidement la banque, dès qu’elles s’estiment suffisamment formées. A la BBL, 30 % des 250 universitaires engagés chaque année s’en vont avant deux ans.

L.v.R.

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