Les amitiés tunisiennes de Didier Reynders

Pendant près de huit ans, Didier Reynders a porté le titre de consul honoraire de Tunisie. Il s’en est délesté voici quelques semaines, après sa nomination aux Affaires étrangères.

Une nouvelle vie. Ministre des Finances pendant douze ans, Didier Reynders a pris en décembre 2011 la tête des Affaires étrangères. Dans la foulée, ce Liégeois de souche a annoncé son déménagement vers Uccle. Ces deux virages coïncident avec une autre rupture. Plus discrète, celle-là. Sans bruit, sans communiqué, Didier Reynders vient d’abandonner sa charge de consul honoraire de Tunisie pour la province de Liège. Un titre qu’il portait depuis près de huit ans.

Souvent choisis par des pays étrangers en raison de leur statut de  » notables « , les consuls honoraires exercent leurs fonctions à titre bénévole. Ils sont un peu plus de 200 reconnus en Belgique. Leur raison d’être :  » Favoriser le développement de relations commerciales, économiques, culturelles et scientifiques entre l’Etat d’envoi et l’Etat de résidence « , détaille la convention de Vienne, qui régit les relations consulaires.  » Ils exercent un rôle d’ouvreurs de portes « , ajoute Jean-Marie Roberti, secrétaire général adjoint du corps consulaire de la province de Liège.

L’histoire tunisienne de Didier Reynders débute au printemps 2004. C’est le 9 avril que sa nomination est officiellement validée par le Service public fédéral des Affaires étrangères. En Cité ardente, la nouvelle suscite aussitôt l’étonnement.  » Dès que je l’ai apprise, j’ai téléphoné au cabinet du ministre, car je pensais qu’il s’agissait d’un poisson d’avril « , se souvient Jean-Marie Roberti.

Pour célébrer sa nomination, Didier Reynders convie 400 invités à une réception au C£ur Saint-Lambert. Une salle brute, aux murs de béton, dans le sous-sol de la place la plus célèbre de Liège. Pour l’occasion, les lieux sont rhabillés aux couleurs du Sud.  » Une décoration typique a été mise en place avec la complicité de l’Office du tourisme tunisien et de l’ambassade de Tunisie à Bruxelles « , indique la page Internet de la société A à Z, chargée de l’événement. Tissus traditionnels, tapis au sol, tables basses, poufs, cages à oiseaux tunisiennes… Rien n’a été oublié. La soirée est ponctuée par deux discours, prononcés par Didier Reynders et l’ambassadeur de Tunisie.

D’emblée, Didier Reynders manifeste cependant le souhait de ne pas exercer son mandat, qu’il délègue à l’un de ses proches collaborateurs, Laurent Burton. Promu  » consul honoraire faisant fonction « , une appellation jusque-là inédite, Laurent Burton officie alors depuis un an comme porte-parole du vice-Premier ministre. Il deviendra ensuite directeur de la communication du MR et échevin à Chaudfontaine.

S’il n’exerce pas lui-même la fonction consulaire, Didier Reynders continue d’apprécier la Tunisie. Il y passe ses vacances d’été en 2006, rapporte La Libre Belgique. A l’occasion d’une interview qu’il accorde dans l’imposant corps de ferme qu’il a acquis à Vissoul, en Hesbaye, le magazine Dimension note que  » l’intérieur porte clairement la marque des occupants  » et que  » des lampes tunisiennes rappellent que le ministre a aussi été consul de Tunisie « .

Comme ministre des Finances, Didier Reynders montre aussi son intérêt pour la Tunisie, où il se rend notamment en avril 2010. Sur place, il rencontre plusieurs fidèles du président Ben Ali, les ministres des Finances, de la Santé publique et des Affaires étrangères. Il s’entretient aussi avec Mohamed Ghariani, secrétaire général du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti unique que Ben Ali dirige d’une main de fer. A l’issue du voyage, le quotidien La Presse rapporte que Didier Reynders a exprimé sa volonté de  » faire mieux connaître les potentialités de réalisation de partenariat entre les deux pays « .

Le 6 décembre 2011, Reynders devient ministre des Affaires étrangères. Peu de temps après, une notice apparaît sur la page Internet du corps consulaire de la province de Liège.  » Incompatibilité : Didier Reynders souhaite un autre consul de Tunisie à Liège « , y lit-on. Le site rapporte également que  » Laurent Burton, directeur au cabinet du vice-Premier ministre […] nous a fait savoir qu’en raison des compétences du ministre et de son cabinet, il était résolu à ne plus faire fonction de consul honoraire « .

 » Dès son arrivée aux Affaires étrangères, Didier Reynders a trouvé qu’il devait modifier sa situation, précise Jean-Marie Roberti. Il l’a fait savoir immédiatement début décembre, et il en a avisé les autorités tunisiennes. « 

Les autorités tunisiennes ? Ce ne sont plus celles qui ont attribué à Didier Reynders le titre de consul. Le régime de Ben Ali a été balayé en janvier 2011 par l’onde de choc du printemps arabe. Cette vague révolutionnaire a, semble-t-il, également secoué les esprits de ce côté-ci de la Méditerranée. Plusieurs voix s’interrogent aujourd’hui sur le passé  » tunisien  » du nouveau chef de la diplomatie belge.

POURQUOI LA TUNISIE A-T-ELLE CHOISI REYNDERS ?

En 2004, le président Ben Ali tient la Tunisie sous sa coupe depuis dix-sept ans déjà. Les premières années de son pouvoir ont été marquées par une démocratisation de façade. Mais, rapidement, le régime s’est durci, pour se muer en une dictature impitoyable, où les opposants (islamistes, militants de gauche, défenseurs des droits de l’homme, journalistes) sont réduits au silence, pourchassés sans merci. Pourquoi cet Etat policier s’adresse-t-il alors à l’un des principaux leaders du MR ?

POURQUOI DIDIER REYNDERS A-T-IL ACCEPTÉ DE DEVENIR CONSUL ?

Quand il devient consul de Tunisie, en avril 2004, Didier Reynders est déjà vice-Premier ministre et chef de groupe MR au conseil communal de Liège. Pour quelle raison, dès lors, accepte-t-il cette nouvelle fonction ?  » A l’époque, j’avais trouvé cela très curieux « , confie l’une des principales figures de la politique liégeoise.  » Je ne peux pas imaginer qu’il n’y avait pas un intérêt là-derrière, lance Zakia Khattabi, sénatrice Ecolo. Didier Reynders devait être au fait des réalités tunisiennes, et il a agi pour servir l’un ou l’autre intérêt économique. Ou alors il ignorait tout du contexte politique local, et il y a de quoi s’interroger, vu la fonction qu’il occupe aujourd’hui. « 

 » Au moment de sa nomination, j’avais protesté, se souvient Véronique De Keyser, députée européenne PS. Je pense même avoir envoyé un communiqué sur le sujet. Au Parlement européen, on connaissait les crimes et les exactions de Ben Ali. Si la Tunisie m’avait alors proposé de devenir consule, je n’aurais jamais accepté. Mais après coup, c’est facile de juger l’histoire. Dans tous les partis, y compris le mien, on savait, et on s’est tu. « 

QUELLE INCIDENCE SUR LES RELATIONS BELGO-TUNISIENNES ?

C’est précisément dans la Tunisie postrévolutionnaire que Didier Reynders a effectué, mi-février, son premier déplacement hors Europe en tant que ministre des Affaires étrangères. Il y a notamment rencontré le nouveau Premier ministre, Hamadi Jebali. A l’issue du voyage, il a jugé  » rassurante  » la volonté tunisienne de garantir l’égalité homme-femme, mais a promis de rester  » vigilant « .  » Vigilant ? On ne l’a jamais entendu dire ça à propos de Ben Ali, proteste Zakia Khattabi. Pendant toute la période de la dictature, il s’est tu, il a fermé les yeux. « 

Tous les spécialistes des Affaires étrangères jugent que Didier Reynders réalise jusqu’à présent un parcours sans faute dans le délicat dossier des révolutions arabes. Mais le passé du ministre comme consul de Tunisie pourrait-il poser problème à l’avenir ?  » A priori, les autorités tunisiennes font la part des choses, puisqu’elles n’ont pas demandé sa démission immédiate. Mais je crois que cela crée une forme d’ambiguïté, de flou, qui n’est pas très sain « , regrette George Dallemagne, député fédéral CDH.

UNE TACHE SUR LE C.V. DE DIDIER REYNDERS ?

Porter le titre de consul honoraire de Tunisie, quand ce pays vivait sous la férule de Ben Ali, laisse- t-il entrevoir une connivence avec le régime déchu ? Sur le plan théorique, aucunement.  » La grande différence entre les agents diplomatiques, comme les ambassadeurs et les agents consulaires, c’est que les agents consulaires ne représentent pas l’Etat qui les a nommés, explique Nicolas Angelet, professeur de droit international à l’ULB. Comme consul honoraire, Didier Reynders n’était donc pas le représentant de la Tunisie. Est-ce qu’en acceptant une telle fonction il cautionnait le régime de Ben Ali ? Du point de vue juridique, non. « 

 » Il me paraît difficilement soutenable de dire que Didier Reynders est devenu consul honoraire de Tunisie en dehors de tout choix politique « , observe cependant Pierre Verjans. Ce politologue de l’université de Liège s’est rendu plusieurs fois en Tunisie depuis le renversement du dictateur, en janvier 2011.  » Si la Tunisie de Ben Ali a choisi Reynders et que Reynders a accepté, il y avait forcément une dimension politique, note- t-il. Un consul représente un Etat, et non un gouvernement. Mais on ne devient pas consul par hasard. Le consul du Vatican et le consul de Corée du Nord ne sont probablement pas des personnes qui ont la même vision du monde. « 

Dans les années 1990 et 2000, peu de responsables politiques dénonçaient la face sombre du pouvoir tunisien. Nombreux sont les parlementaires, toutes tendances politiques confondues, qui revenaient de leurs voyages à Tunis bardés de commentaires élogieux sur la  » modernité  » du pouvoir local.  » Tout le monde courait après Ben Ali, rapporte Patrick Moriaux, député fédéral PS. Tout le monde a commis cette erreur. On considérait la Tunisie comme l’un des seuls pays arabes avec une vision occidentale.  » Pas question, dès lors, de vilipender a posteriori Didier Reynders.  » Avoir été choisi comme consul de Tunisie, cela montre une certaine liaison avec le régime, épingle tout de même Patrick Moriaux. Cela m’étonnerait qu’on ait proposé cette fonction-là à des gens qui se sont publiquement opposés à Ben Ali. « 

D’autres sont plus critiques.  » Quand il a été nommé aux Affaires étrangères, j’ai trouvé ça totalement inopportun, juge Zakia Khattabi. Il ne faut même pas lire entre les lignes. C’est noir sur blanc : Reynders a été consul honoraire de Tunisie nommé sous l’ère Ben Ali. Cela laisse quand même présager un certain type de relations. Entre-temps, le printemps arabe est passé par là… Et malgré tout, c’est lui qu’on choisit pour représenter le gouvernement sur la scène internationale ! Quelque chose d’aussi gros et d’aussi flagrant, ça n’arrive qu’en Belgique. « 

 » C’est regrettable, estime également George Dallemagne. Le moins qu’on puisse dire est que Didier Reynders aurait pu mieux choisir son pays. Il ne fallait pas être très documenté pour savoir ce qui se passait en Tunisie. Au Parlement, on a reçu de multiples rapports indiquant que la liberté de la presse était bafouée, que les militants des droits de l’homme étaient harcelés. Didier Reynders devait lui aussi les recevoir. « 

LES CONSULS HONORAIRES ONT-ILS LEUR PLACE EN POLITIQUE ?

L’interrogation a commencé à poindre en mars 2010 : est-il raisonnable de combiner fonctions politiques et consulaires ? Peut-on veiller simultanément aux intérêts de deux pays différents ? Interpellé sur le sujet par Mo, un magazine néerlandophone consacré aux relations Nord-Sud, le cabinet du vice-Premier ministre avait alors apporté la réponse suivante :  » Il y a en effet un danger de conflit d’intérêts. Reynders a accepté la demande de la Tunisie, mais il a immédiatement fait savoir qu’il prenait congé. Il n’exerce donc pas son mandat, il n’a pas été consul honoraire un seul jour.  »

Une explication qui ne convainc qu’à moitié George Dallemagne (CDH) :  » Pour moi, fonctions consulaires et ministérielles sont incompatibles. Exercer les deux en parallèle crée en tout cas une ambiguïté. Et cette ambiguïté n’a pas été tout à fait levée puisque c’est l’un des collaborateurs de Didier Reynders qui exerçait la fonction. « 

La Libre Belgique l’avait relevé en janvier 2011. Jusqu’il y a peu, la page Internet de la diplomatie tunisienne mentionnait l’adresse de son consul honoraire en Belgique : le 12, rue de la Loi, à Bruxelles. Qui n’est autre que le cabinet des Finances. Vite évacué à l’époque, le débat en était resté là.

FRANÇOIS BRABANT

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