Les amies retrouvées

L’une eut son père assassiné par un commando de la Fraction armée rouge ; l’autre, sa sour impliquée dans l’attentat. Trente-quatre ans après le drame qui les avait séparées, deux familles renouent. Et le pays voit dans leur histoire une revanche sur la violence terroriste.

C’est l’histoire de deux femmes qu’une effroyable tragédie aurait dû séparer à jamais. La première s’appelle Corinna Ponto et a 55 ans. Elle est grande, blonde, chaleureuse et volubile, et son rire tonitruant rappelle qu’elle fut chanteuse d’opéra. La seconde se nomme Julia Albrecht et a 48 ans. Juriste de formation, c’est une petite brune au regard vif, douée d’une évidente agilité intellectuelle mais plus réservée. Leurs deux familles étaient très amies, avant qu’un coup du sort ne les frappe cruellement : le père de Corinna Ponto fut en effet assassiné par un commando de l’organisation terroriste Fraction armée rouge (Rote Armee Fraktion – RAF) auquel appartenait la s£ur de Julia Albrecht, Susanne (voir l’encadré page 48). Trente-quatre ans après ce drame, Corinna et Julia ont pourtant décidé de braver le destin : elles ont publié un livre écrit ensemble, qui s’est vendu à 50 000 exemplaires en Allemagne et en est à sa quatrième édition (1). 240 pages de confessions et de lettres pour sortir des rôles que l’histoire allemande leur a assignés et ne plus appartenir au camp des bourreaux ou à celui des victimes de la  » lutte armée  » prônée par le groupuscule d’extrême gauche. Et réussir à se parler au-delà de la violence aveugle.

La vie des Albrecht et des Ponto bascule le 30 juillet 1977, à une époque où la RAF multiplie les attentats contre les représentants de la République fédérale. Ce jour-là, le père de Corinna, Jürgen Ponto, directeur de la Dresdner Bank, prend le thé sur la terrasse de sa maison avec son épouse. C’est un expert économique reconnu, conseiller du chancelier Helmut Schmidt, alors au pouvoir. Jürgen Ponto est aussi le parrain de Julia Albrecht, la fille de son meilleur ami. Celui-ci, Hans-Christian Albrecht, avocat à Hambourg, spécialiste du droit maritime, ne bénéficie pas de la même notoriété, ce qui ne l’empêche pas de faire partie de la bonne société hambourgeoise. Il est, lui, le parrain de Corinna Ponto. Les deux hommes se sont rencontrés lorsqu’ils étaient étudiants, leur amitié est solide, même si, très pris par leurs activités professionnelles respectives, ils n’ont plus le temps de se retrouver régulièrement.

Un premier contact épistolaire en décembre 2007

En ce 30 juillet, donc, un samedi, les Ponto attendent la visite éclair de la s£ur de Julia, Susanne Albrecht, qui a demandé la veille au banquier si elle pouvait le voir d’urgence. La jeune fille arrive, un bouquet de fleurs à la main, accompagnée de deux personnes. Le couple Ponto ignore le passé militant de Susanne, ils ne savent pas non plus qu’elle fut arrêtée en possession de détonateurs quelques années plus tôt, à la frontière néerlandaise, et qu’elle est fichée par la police criminelle fédérale. Cibles potentielles, ils ne soupçonnent donc pas le danger : un commando de l’organisation terroriste vient de s’introduire chez eux, par l’entremise d’une des filles de leurs amis. La RAF prévoyait d’enlever Jürgen Ponto, mais l’opération tourne mal : lorsque celui-ci, dans un réflexe de défense face à ses agresseurs, lève un bras en criant  » Mais vous êtes fous ! « , il est abattu de plusieurs balles tirées à bout portant. Susanne Albrecht disparaît avec ses complices, et plonge dans la clandestinité.

Le monde s’effondre pour les deux familles. Retranchées dans le silence et la douleur, après un  » attentat politique  » inscrit dans la chronique officielle de la Rote Armee Fraktion, elles préfèrent rompre tout contact entre elles et vivent leur malheur séparément durant trois décennies. Jusqu’au jour où Julia Albrecht – âgée de 13 ans à l’époque du drame – lit un article sur Corinna Ponto, de sept ans son aînée.  » Et j’ai soudain perçu, confie-t-elle aujourd’hui, qu’elle constituait l’autre versant d’une même histoire. Cela peut vous paraître incroyable, mais je n’y avais jamais vraiment pensé durant trente ans.  » Julia écrit alors une lettre à Corinna. Elle tente d’expliquer pourquoi ses parents n’ont rien dit à leurs amis des activités de leur fille en rupture de ban. Ils ont voulu lui faire confiance jusqu’au bout, estime-t-elle. Ils ont pensé que Susanne reviendrait un jour à la vie  » normale « , voyant même à travers ses récentes visites chez les Ponto, quelques mois avant le drame, le signe d’une resocialisation – là où il s’agissait en fait de repérages pour l’attentat.  » Il n’est pas dans mon intention d’arranger ou de défendre quoi que ce soit, précise Julia à Corinna. [à] La trahison [NDLR : de ma s£ur] à l’égard de votre famille me pèse d’un poids infini. Pour moi, il n’y a rien ou presque de plus inconcevable au monde. « 

Ce premier contact épistolaire date de décembre 2007. D’autres vont suivre, avant que les deux femmes ne décident un beau jour de se rencontrer. Entre-temps, Susanne Albrecht est réapparue. Elle a été arrêtée à Berlin, peu après la chute du Mur. Comme bien d’autres ex-terroristes de la Rote Armee Fraktion, elle avait refait sa vie en Allemagne de l’Est, sous une autre identité, mariée et mère de famille. Personne ne semblait connaître son passé, pas même son propre mari. Elle est jugée et condamnée à douze ans de prison, en sort en 1996, avant la fin de sa peine, et ne se confiera jamais publiquement, estimant sans doute, à l’instar de la plupart des anciens membres de la RAF, qu’une  » action politique  » collective n’a pas à être commentée sur un plan personnel. Elle vit désormais à Brême et porte un autre nom ; on la dit institutrice dans une école spécialisée. Si vous essayez d’en savoir plus auprès de Julia, celle-ci baisse les yeux et dit d’un ton neutre que sa s£ur a choisi le silence, on se doit de le respecter. Insistez, demandez-lui s’il est vrai que, depuis la sortie du livre, Susanne refuse de la voir, Julia répond qu’elle en a  » malheureusement l’impression « . Elle fait ensuite une pause et passe à autre chose : elle n’en dira pas plus sur sa famille.

Cette première rencontre, donc, entre Julia et Corinna se déroule porte de Brandebourg, à Berlin. Julia écrit :  » Une grande femme blonde en jeans était assise [NDLR : sur un banc] et regardait son portable. Lorsqu’elle me vit, elle se leva, et quand je fus près d’elle, elle me prit dans ses bras. [à] Ce geste révélait une telle générosité que tout, dès lors, m’a semblé possible.  »  » Elle avait des larmes dans les yeux. Je n’ai pas réfléchi à ce que je faisais, commente aujourd’hui Corinna. Je l’ai vue, je l’ai reconnue, et c’était pour moi comme une évidence.  » Pas évident, pourtant, d’instaurer un échange entre celles qui sont devenues, après ce 30 juillet 1977,  » la fille de Jürgen Ponto  » et  » la s£ur de Susanne Albrecht « . Leur livre leur a permis d’éviter l’écueil d’un dialogue en face à face : la distance qu’impose une relation épistolaire autorise l’une à ne pas toujours répondre directement à l’autre.  » Ce qui m’a dérangée, je l’ai laissé de côté, explique Corinna. Nous n’aurions jamais pu nous dire autant de choses si nous nous étions installées dès le début à la table d’un café pour discuter.  » Julia confirme : lorsqu’elle évoque ainsi sa joie d’apprendre la réapparition de sa s£ur à l’ex-Berlin-Est, son euphorie, même, de retrouver celle dont elle n’avait eu aucune nouvelle durant treize ans, elle précise en une ligne que  » le bonheur de ces jours-là est très difficile à comprendre pour quelqu’un d’extérieur « . Et elle dit aujourd’hui :  » Tout cela, je l’ai écrit mais je n’en ai jamais parlé de vive voix avec Corinna. Je l’ai écrit et je sais simplement qu’elle l’a lu. « 

On découvre également dans ce livre poignant une lettre du père de Julia (aujourd’hui décédé), écrite à son ami Jürgen Pontoà quinze ans après son assassinat.  » Je ne me débarrasserai jamais de mon sentiment de culpabilité, mais je n’en endosserai pas complètement la responsabilité, confie Hans-Christian Albrecht, je voudrais disculper Susanne et ne peux dans le même temps refouler ma colère [NDLR : à son encontre]. Je voudrais pouvoir en parler avec toi.  » Comment les deux mères, qui vivent encore, ont-elles accueilli, elles, les prudentes  » retrouvailles  » de leurs filles ?  » En ayant confiance dans le travail que nous faisions, nous ne l’aurions jamais fait sinon, constate Corinna. Peut-être avons-nous réalisé ce qu’elles n’ont eu ni le courage ni la force de faire.  » Se sont-elles revues ?  » Le contact est renoué. Et il est chaleureux.  » Une victoire sur la violence terroriste ? C’est Julia qui répond :  » L’acte de ma s£ur se situe dans une démarche politique, et il est une trahison fondamentale du principe de la famille. Nous avons reconstitué ce lien et, en ce sens, notre ouvrage n’est pas seulement le croisement d’histoires personnelles. Nous montrons aussi à la société allemande qu’il est possible que « victimes » et « bourreaux » se parlent. « 

Elles n’iront pas jusqu’à parler d' » amitié « , maisà

Elles l’ont fait d’ailleurs en public depuis la parution de leur livre, en 2011, enchaînant, souvent ensemble, interviews, talk-shows ou lectures publiques, étonnées des réactions positives qu’elles rencontrent et soulagées de pouvoir enfin parler d’une tragédie qui les a longtemps paralysées.  » Il y a deux ans, je n’aurais jamais pu répondre à vos questions, remarque Corinna. Ce livre m’a rendue plus forte.  »  » Je n’aurais jamais imaginé pouvoir entretenir une telle relation de confiance avec Corinna et sa mère, poursuit Julia, c’est un merveilleux cadeau.  » Elles n’iront pas jusqu’à utiliser le mot  » amitié  » pour définir la relation qui les unit à présent.  » Il restera toujours une frontière inexprimée entre nous, concède Corinna Ponto. Mais je sais que nous nous apprécions, et que nous pouvons rire ensemble. Récemment, Julia m’a beurré une tartine. Elle m’a dit : « Est-ce que ton père l’aurait fait pour le mien ? » Je lui ai répondu : « Je ne sais pas, mais il l’aurait de toute façon volontiers mangée ! » « 

B.M.

(1) Patentöchter. Im Schatten der RAF – ein Dialog, éd. Kiepenheuer & Witsch.

DE NOTRE CORRESPONDANTE BLANDINE MILCENT

Retranchées dans le silence et la douleur, les deux familles vivent leur malheur séparément durant trois décennies

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire