Les 7 péchés capitaux des banquiers

La crise a révélé les petits travers et les gros manquements de banquiers qui se sont pris pour des dieux de la finance. Glossaire d’un rude retour sur terre.

Diatribes des politiques, railleries des médias – le magazine américain Slate a ainsi élu le  » pire banquier de l’année  » – anathèmes de l’Eglise protestante dénonçant les  » idolâtres  » : les patrons de la finance sont en ligne de mire. Boucs émissaires, les banquiers ? Les intéressés ont en tout cas raison de rappeler qu’ils ne sont pas les seuls responsables : les régulateurs et agences de notation se sont montrés plus que complaisants, leur délivrant un véritable permis de dévaster, selon l’expression de l’économiste John Kenneth Galbraith. Quant aux ménages, beaucoup se sont laissé sans trop de mal envoûter par les sirènes du crédit facile et les placements  » miroirs aux alouettes « .

Cela ne suffit pourtant pas à dédouaner les banquiers.  » Certains d’entre eux me font penser au loup qui, victime d’une indigestion, viendrait reprocher au berger son inaction, et aux moutons leur faiblesse « , remarque, lucide, un financier. Pour avoir aussi trop flirté avec les paradis fiscaux, doivent-ils être condamnés à l’enfer ? Sans doute pas. Petit tour d’horizon de leurs turpitudes…

Arrogance

Grisés par leur succès, les banquiers n’ont pas toujours fait preuve de la retenue qui sied aux plus hautes fonctions. On peut les comprendre : brillants, royalement payés, beaucoup d’entre eux n’avaient, avant la crise, guère connu l’échec. La fascination souvent teintée d’envie dont ils faisaient l’objet de la part de leurs contemporains n’a pas non plus contribué à les dégriser. Jean-Paul Votron, à l’époque CEO de Fortis, balayait d’un revers de la main les critiques relatives à son salaire et à ses bonus (1,3 et 2,7 millions d’euros en 2007) :  » Il n’y a pas beaucoup de gens qui savent faire le boulot que je fais, tout comme peu de gens savent jouer au tennis comme Justine Henin !  » Des propos qui ont à présent de quoi faire s’étouffer les actionnaires de Fortis, lesquels ont vu fondre comme neige au soleil la valeur de leurs titres.  » On dit des incapables qu’ils ne sont bons qu’à transformer l’or en plomb, s’énerve un petit actionnaire de Fortis. Nous n’en sommes pas loin pour ce qui relève de la gestion de Fortis par le tandem Lippens-Votron. Ces zozos ont joué au poker avec 40 % de l’épargne des Belges, avec les résultats que l’on sait, pour satisfaire un ego démesuré. « 

Beaucoup se sont aussi gargarisés d’une théorie financière bouclée sur elle-même,  » vivant dans le fantasme d’avoir dompté tous les risques « , comme l’écrivent Henri Bourguinat et Eric Briys dans L’Arrogance de la finance (éditions La Découverte). Certains ont ainsi fini par se prendre pour ces maîtres de l’Univers brillamment décrits par Tom Wolfe dans Le Bûcher des vanités : une avant-garde éclairée, composée de héros prométhéens contraints de ramener dans le droit chemin ces pauvres politiciens, aveuglés par leur dépendance à l’opinion. Ainsi, en 1993, Maurice Lippens fustigeait publiquement le trio Ylieff-Happart-Lizin qui s’inquiétait des conséquences du passage de la CGER dans le giron du privé. Aux yeux de celui que nos confrères de Trends-Tendances ont surnommé le  » Parrain du capitalisme belge « , il n’y avait alors en filigrane de ces propos que démagogie et considérations électoralistesà

L’arrogance de Maurice Lippens ne s’est pas limitée au seul périmètre de consolidation de Fortis. Elle s’est illustrée aussi chez Belgacom, un groupe où il siégeait comme administrateur indépendant. Dans les mois qui ont précédé le renouvellement du mandat de CEO de Didier Bellens, le chantre de la corporate governance s’était mis à s’agiter en coulisses pour avoir la peau de l’ex-lieutenant d’Albert Frère, trouvant la stratégie de croissance externe de Belgacom trop peu ambitieuseà Bellens a finalement été confirmé à son poste, tandis que Lippens a quitté le conseil d’administration de Belgacom peu de temps après son départ de Fortis.

Avidité

 » Greed is good  » (l’avidité est bonne). Ces dernières années, la communauté financière dans son ensemble avait fait sienne le mot d’ordre de Gordon Gekko, héros du film culte d’Oliver Stone Wall Street. Les rémunérations ont allégrement franchi la stratosphère, avec l’assentiment de tous. Entre 1993 et 2007, le seul Dick Fuld, alors patron de Lehman Brothers, a ainsi empoché plus de 500 millions de dollars. En 2005, les banquiers de la City et de Wall Street se sont partagé plus de 35 milliards de dollars, uniquement en bonus.  » La dernière fois que les écarts ont été aussi élevés, rappelait récemment l’économiste Esther Duflo dans Libération, c’était en 1929à  » Des salaires devenus aussi largement déconnectés de la performance : Chuck Prince, ancien PDG de Citigroup, qui a accumulé plus de 37 milliards de dollars de pertes, a touché 26 millions de dollars d’indemnités de départ. A côté de cela, les sommes accordées par Fortis aux départs de Jean-Paul Votron (1,7 million), de Herman Verwilst (5 millions initialement prévus, fortement revus à la baisse) et de Gilbert Mittler (4 millions) font figure d’aumôneà Quant à Karel De Boeck, il touche 800 000 euros pour diriger une coquille vidée de l’essentiel de sa substance : Fortis Holdingà  » Un CEO qui gagne 800 000 euros et qui fait déjà partir en fumée 5 % de la valeur propre de l’entreprise en un mois d’activité doit prendre ses responsabilités « , dénonçait Georges Ugeux fin décembre. En 2008, malgré la crise, les 166 000 employés de Wall Street ont accumulé plus de 18 milliards de dollars en bonus.  » Ce qui scandalise les gens, à juste titre, s’est emporté Barack Obama, c’est qu’on récompense des dirigeants de leur échec, surtout quand c’est le contribuable qui subventionne la récompense.  » L’appât du gain a fini par faire perdre la tête à beaucoup. Stupéfiante myopie politique, chez ces dirigeants. Aveuglement plus grave encore, principalement pratiqué outre-Atlantique, qui a conduit des banquiers à fourguer des crédits subprime à des ménages sans ressources. Avant de les répandre sur toute la planète par le biais de la titrisationà

Court-termisme

 » L’argent n’est une puissance que s’il est en quantités disproportionnées « , faisait dire Balzac au banquier Nucingen, dans La Comédie humaine. Pour gonfler leur rentabilité, les financiers ont voulu accélérer la course du temps. Ainsi les grandes banques commerciales américaines pouvaient-elles afficher un retour sur fonds propres de 15 à 20 %, et même 30 % pour Goldman Sachs ! Quitte, parfois, à déséquilibrer des entreprises poussées à entrer dans une course à la rentabilité suicidaire. Quitte, aussi, à contribuer à l’instauration d’une véritable  » dictature du court terme  » dictant sa loi à l’ensemble des acteurs économiques.

Le fonctionnement des banques lui-même a progressivement cédé au culte de l’immédiateté, du fait de l’explosion de la part variable des rémunérations (les fameux bonus). Dans le cas des traders, ces bonus, distribués chaque année, voire chaque semestre, les ont poussés à prendre toujours plus de risques pour dégager des profits rapides, sans se soucier des pertes futures.  » A sortir aussi de leur métier de base, embraie Roger Mené, ancien président de l’UCM et de la Banque du crédit professionnel. Pour moi, le métier premier d’une banque, c’est faire du crédit à partir de l’épargne collectée. Ces dernières années, les banquiers ont préféré engranger des commissions sur la vente de toutes sortes de produits financiers plutôt que de faire du crédit. Aveuglés par des rendements immédiats et élevés, ils ont certainement oublié que ceux-ci ne trouvaient leur raison d’être que dans une prise de risques dont l’ampleur a fini par échapper à leur contrôle. « 

Dissimulation

 » La prospérité est au coin de la rue « , prédisait le président américain Herbert Hoover quelques semaines avant le krach d’octobre 1929. De même, les financiers n’ont eu de cesse, depuis le début de la crise à l’été 2007, d’en minimiser les effets. En février de l’année dernière encore, Axel Miller, à l’époque CEO de Dexia, n’hésitait pas à déclarer à la presse internationale que le groupe financier franco-belge ne souffrirait pas de la crise du subprime. Tout cela quelques mois à peine avant d’aller solliciter un renflouement auprès des actionnaires et des pouvoirs publics…

Côté Fortis, lors de l’assemblée générale des actionnaires, du 29 avril 2008, Maurice Lippens affirmait que l’intégration d’ABN Amro se déroulait conformément au plan :  » L’opération est plus justifiée que jamais en ces temps troublés.  » Et d’assurer que Fortis ne ferait pas appel au marché des capitaux et paierait un dividende intérimaire. Ce dividende sera annulé et Fortis sera renfloué à deux reprisesà

De plus, fin octobre, nos confrères du Soir affirmaient (en se fondant sur un document interne) que les dirigeants de Fortis, au moment de lancer l’opération de financement du rachat d’ABN Amro, connaissaient l’exposition du groupe aux subprimes. Et l’auraient volontairement dissimulée.

Dernier mensonge, mais celui-ci pas par omission : Maurice Lippens affirmait en août 2008 avoir sollicité de la Commission européenne un délai pour la revente de certaines filiales d’ABN Amro. La commissaire européenne à la Concurrence, Neelie Kroes, a sèchement démentià

L’objectif était peut-être, parfois, louable : ne pas casser la confiance, clé de voûte sur laquelle repose le système financier tout entier. L’effet obtenu est pourtant l’exact opposé : les pertes s’accumulant, c’est la crédibilité des grandes banques qui se trouve entamée.  » Le manque de transparence est la principale cause de la crise, juge ainsi Philippe Dessertine, professeur de finance à l’université Paris-X. Et ce, notamment, par le biais du recours extensif à la titrisation.  » Une technique qui consiste à découper le risque en morceaux et à le disséminer dans tout le système financier. Résultat : une opacité totale – encore renforcée par le recours aux paradis fiscaux – qui finit par geler tout échange.

Dogmatisme

 » L’Etat n’est pas la solution à nos problèmes, il est le problème « , avait lancé Ronald Reagan dans son discours inaugural de janvier 1981, ouvrant la voie à vingt-cinq ans de dérégulation.  » L’Etat est le problème « , continuaient à pérorer nombre de grands banquiers, quelques semaines avant de se bousculer aux portillons gouvernementaux pour être renfloués. Entre-temps, le 15 septembre 2008, Lehman Brothers avait fait faillite : le pilier central de l’idéologie  » dérégulationniste « , à savoir la croyance dans l’infaillibilité du marché, s’était effondré en même temps que la finance mondiale. Dans la communauté financière, l’enseignement de Friedrich Hayek et Milton Friedman avait depuis longtemps dégénéré en vade-mecum simpliste et cadenassé, voué à ne laisser aucune question sans réponse. Les rémunérations indécentes ? Justifiées par la concurrence internationale et le talent inouï des stars des marchés, récitaient nos modernes Pangloss. Les bulles financières ? Le produit d’une  » inefficience de marché  » liée à l’interférence des régulateursà

Au-delà – et c’est sans doute l’une des explications de la crise – l’idée que la poursuite de l’intérêt particulier conduit à un optimum collectif avait fini par conduire certains à croire que leur égoïsme et leur cupidité étaient la meilleure preuve de leur civisme. Suivant en cela la prophétie de Gordon Gekko :  » L’avidité sauvera l’Amérique. « 

Chez nous, André Bergen a deux fois assuré que la KBC, qu’il dirige, était un établissement  » sain « , qui n’avait pas besoin de l’argent public. Elle a été deux fois renflouée, par l’Etat fédéral et par la Flandre.

Incompétence

Jean-Paul Votron, alors CEO de Fortis, a martelé à plusieurs reprises :  » Le prix d’achat d’ABN Amro par Fortis n’est pas trop élevé.  » Lors de l’AG du 2 décembre 2008, Jan-Michiel Hessels, vice-président de Fortis Holding, a répondu à un petit actionnaire qui demandait un  » aveu d’erreur  » que le rachat d’ABN Amro était bien à l’origine de la chaîne d’événements qui a conduit au démantèlement du bancassureur. Il a aussi reconnu que le moment choisi pour l’acquisition d’ABN Amro n’était pas le bon et que le prix payé pour la banque néerlandaise était, avec le recul, sans doute trop élevé.

 » Quand la mer se retire, on découvre ceux qui se baignaient nus.  » L’aphorisme de Warren Buffett, devenu culte, résume à lui seul la crise des subprimes. Car, si certaines banques ont plutôt bien tiré leur épingle du jeu, d’autres ont commis des bourdes monumentales. Dans leur course à l’abîme, certaines banques américaines, comme Merrill Lynch et Morgan Stanley, avaient par exemple fini par cumuler des engagements correspondant à près de 30 fois leurs fonds propres ! Parmi les établissements européens – allemands, suisses et britanniques, notamment – beaucoup se sont rués sur les produits titrisés en provenance d’outre-Atlantique, sans même prendre le temps de consulter la notice.

Et puis, comment un simple trader – Jérôme Kerviel, pour ne pas le nommer – a-t-il pu accumuler des positions voisines de 50 milliards d’euros sans être détecté ? Comment des banques européennes, comme le géant suisse UBS, ont-elles pu devenir dépositaires de sicav entièrement investies en produits Madoff ? Autant de mystères qui demeurent, aujourd’hui encore, largement inexpliqués.

Irresponsabilité

 » J’ai foiré.  » Ainsi Barack Obama a-t-il commenté son choix de nommer au secrétariat à la Santé l’ancien sénateur Tom Daschle, en délicatesse avec le fisc. La formule est aussi peu élégante que la démarche est courageuse : elle démontre la volonté du président américain d’assumer les conséquences de ses actes. De quoi en remontrer aux banquiers : système financier en perdition, Etats surendettés quand ils ne sont pas, comme l’Islande, en faillite, troubles sociaux dus à l’explosion du chômage : cela n’a pas suffi pour que les patrons des grands établissements financiers en déroute présentent leurs excuses. La faillite de Lehman Brothers ? Pour Dick Fuld, c’est la faute du gouvernement et du Congrès, qui l’ont injustement laissé tomber. Les déboires de la Royal Bank of Scotland (RBS), qui a annoncé la bagatelle de 30 milliards d’euros de pertes pour 2008 ?  » Je n’y suis pour rien « , a répondu en substance Fred Goodwin, PDG poussé dehors après que le gouvernement eut injecté en urgence 20 milliards de livres dans la banque. Chez nous, Maurice Lippens a accusé la crise qu’on ne pouvait prévoir, et les médias qui ont accentué les troubles. Lui-même s’est accroché jusqu’au bout au strapontin de la présidence de Fortis.  » Parce que mon conseil d’administration me le demandait « , se défendait-il. A l’automne dernier, le gouvernement belge obtint toutefois sa tête comme condition sine qua non du renflouement du groupeà

Depuis le début de la crise, la Belgique a connu la plus importante destruction de valeurs de son histoire. Certains se sont retrouvés en détention préventive pour bien moins que çaà

Benjamin Masse-Stamberger, avec Jean-Marc Damry et A.P.

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