Légende et châtiment

Bûchers, autodafés, torture… L’Eglise a fait son repentir. Les historiens, eux, apportent un nouvel éclairage sur ces pages sombres mais longtemps diabolisées.

A l’approche de l’an 2000, pour préparer le grand jubilé et lui donner sa dimension de nouveau départ, le pape Jean-Paul II a publié un étonnant document invitant l’Eglise catholique à la  » purification de la mémoire « . Etonnant, parce qu’il contient une liste, d’ailleurs non exhaustive, de faits pour lesquels l’Eglise devait exprimer un repentir : la traite des Noirs et la justification de l’esclavage, l’antisémitisme ou plutôt l’antijudaïsme, les croisades, l’Inquisition, etc.

Si la plupart des théologiens furent plutôt réticents à cette démarche qui impliquait la mise en cause d’une certaine idée de l’Eglise et de son passé, les historiens, catholiques ou non, s’en réjouirent. N’était-ce pas d’abord une invitation à se pencher sur les enquêtes historiques les plus récentes, à dépasser des schémas qui avaient servi à condamner ou, au contraire, à innocenter l’Eglise de ce qu’elle avait fait ou laissé faire ?

Elle dura six siècles

Prenons le cas de l’Inquisition, un mot qui crée encore dans le public un phénomène de représentations négatives. Institution de chrétienté, c’est-à-dire dans l’imbrication totale du temporel et du spirituel, elle dura, au moins nominalement, six siècles, du début du XIIIe siècle au début du XIXe.

A sa naissance, elle est d’abord une procédure. Jusqu’au XIIe siècle, un procès ne commence qu’après la déposition d’une plainte contre quelqu’un d’autre : la procédure est accusatoire. A partir du moment où l’ordre public chrétien semble mis en cause, il faut engager une recherche (inquisitio) du coupable, par le fait même de la présomption de l’hérésie. Cette procédure est appelée inquisitoire et c’est pour la mettre en oeuvre, après les tâtonnements de la fin du XIIe siècle, où on s’appuie sur les évêques, que des tribunaux ecclésiastiques spéciaux sont institués par la papauté, à partir des années 1230. L’Inquisition médiévale est née.

Confiés à des théologiens bien formés, doublés de bons juristes, les tribunaux de l’Inquisition offrent des garanties de procédure jusque-là inconnues, mais ils s’alignent bientôt sur la pratique alors courante de la torture, destinée à recueillir la reine des preuves : l’aveu. Dès lors, l’engrenage infernal est instauré, obtenant par la peur des confessions bientôt rétractées, comme celles que firent Jeanne d’Arc ou Savonarole.

Au XIVe et au XVe siècles, l’Inquisition se tourne vers la répression de la sorcellerie, c’est-à-dire vers ce qui subsiste d’un paganisme rural encore très présent, mais aussi ce qui anime les fantasmes d’une société troublée par les épidémies, les schismes et les guerres. C’est alors que naît, de toutes pièces, si on peut dire, l’Inquisition espagnole. Elle est instituée et organisée par les Rois catholiques, Ferdinand et Isabelle, en 1478. Cette fois, il s’agit de détecter parmi les convertis au christianisme du judaïsme et, plus rarement, de l’islam ceux qui ont gardé les pratiques et la foi de leur ancienne religion. L’Inquisition ne poursuit donc pas les juifs et les musulmans en tant que tels. Le problème est qu’ils n’ont plus de place en Espagne à partir de 1492 et que les conversions qui ont été faites peuvent laisser quelque doute sur leur authenticité, alors même que certains conversos d’origine juive ont réussi une ascension sociale extraordinaire.

Si la procédure est bien la même qu’au Moyen Age, l’Inquisition est devenue ici une machine d’Etat destinée à souder l’unité des royaumes hispaniques et à rendre inexpugnable la citadelle du catholicisme, menacée par de nouveaux ennemis, d’abord les humanistes, soupçonnés d’une mystique illuminée, puis les protestants.

Reste alors un troisième type d’Inquisition, censée exercer un contrôle sur les tribunaux nationaux sans guère pouvoir le faire, dans la mesure où certains souverains ont réduit leur inquisiteurs à des rôles purement honorifiques, comme en France, ou ont des privilèges spéciaux, comme en Espagne. C’est l’Inquisition romaine qui est une congrégation, c’est-à-dire un organe de la curie pontificale, chargée des affaires de la foi, établie à partir de 1542 et ensuite renforcée dans son influence. Elle a un rôle plus déterminant en Italie, sauf à Venise, qui lui résiste. On lui doit le procès de Galilée, qui fut d’ailleurs traité avec des égards particuliers. La Congrégation a survécu à la suppression progressive des tribunaux nationaux à partir de l’abolition de l’Ancien Régime, pour s’occuper de l’examen des doctrines dont la condamnation ne menaçait plus les personnes qui en étaient les auteurs.

Combien de victimes ?

Parmi les questions les plus fréquentes posées aux historiens et dont la réponse est la plus difficile figure celle du nombre des victimes de l’Inquisition. Agostino Borromeo, un des meilleurs spécialistes, estime que, pour l’Inquisition espagnole (de 1540 à 1700), sur 44 674 inculpés, quelque 800 furent condamnés à mort.

Les estimations actuelles n’ont que peu de rapports avec les chiffres avancés par Juan Antonio Llorente, qui, le premier, les fournit en abondance dans son Histoire critique de l’Inquisition d’Espagne, publiée en français en 1818. Il y aurait eu, selon lui, 300 000 condamnations capitales en Espagne. Mais il pouvait se targuer d’avoir connu l’institution de l’intérieur puisqu’il avait été secrétaire du tribunal de Madrid, avant de se rallier au moment de la guerre d’Espagne aux Français, qui d’ailleurs suppriment l’Inquisition. Ce texte, évidemment partial, connut un succès immense. Llorente a fourni ainsi la base historique et statistique de la  » légende noire  » de l’Inquisition qui va se répandre au XIXe siècle, comme preuve de la barbarie cléricale.

Il ne faut pas s’étonner que, du côté catholique, on se soit insurgé contre ces présentations. En 1822, Joseph de Maistre fait d’une manière volontairement provocante l’apologie de l’Inquisition espagnole, institution d’Etat et non d’Eglise, qui a permis de garder l’unité religieuse du royaume et qui a été  » ridiculement et honteusement calomniée par le fanatisme sectaire et philosophique « . En France, au début du XXe siècle, Célestin Douais et Jean Guiraud ont tenté, plus paisiblement, de replacer l’Inquisition dans son contexte.

La question de fond

Ils ont été peu entendus, parce qu’il y avait déjà depuis longtemps une appropriation de l’Inquisition par l’imaginaire populaire. Sans doute, l’origine en remonte-t-elle aux images qui accompagnent la Relation de l’Inquisition de Goa, que publie Charles Dellon en 1687, deux ans après la révocation de l’édit de Nantes. Ce sont des gravures extraordinaires représentant les autodafés avec ses processions et ses bûchers, les habits infamants des condamnés, en particulier le célèbre san-benito, immense et ridicule chapeau de carton. Désormais cette imagerie diabolisante va se répandre jusqu’à Jean-Paul Laurens ou Diego Rivera. La littérature s’en empare, d’Edgar Poe à Paul Féval ou Victor Hugo, même si c’est Michelet qui, dans La Sorcière (1862), construit le mythe romantique de l’Inquisition. Celle-ci est devenue un fait culturel négatif récurrent dans la conscience et l’inconscient occidental.

Cette appropriation polémique et populaire a parfois masqué la question de fond : comment l’Eglise catholique a-t-elle pu institutionnaliser le principe que l’hérésie est un crime méritant châtiment corporel, voire le bûcher ? La réponse théologique de la chrétienté est que seule l’unité dans la foi forme la véritable union de la société. Il faut donc la protéger des membres qui la détruisent par ignorance ou par malveillance. Selon la doctrine catholique médiévale, nul ne peut être forcé d’adopter la vraie foi, mais quand celle-ci est acquise, on ne peut la trahir.

Doit-on donc voir dans l’Inquisition, comme Nathan Wachtel, la matrice du totalitarisme ? Si l’historien des faits entend se garder du jugement anachronique porté sur le passé au nom d’une sensibilité contemporaine, c’est bien cette dernière qui, par les questions qu’elle pose, peut discerner dans l’Histoire les atteintes à la dignité humaine dont chaque époque est porteuse.

Par Guy Bedouelle; G. B.

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