Mules imprimées des carreaux caractéristiques de la marque de luxe Burberry. Une contrefaçon mercantile. © Musée de la Contrefaçon, Paris, France

Le vrai du faux

A Bruxelles et Malines, deux expositions se penchent sur la question de la falsification à l’ère de la postvérité. Fake For Real et #FakeImages, respectivement à la Maison de l’histoire européenne et à Kazerne Dossin, invitent à affûter notre esprit critique.

Au deuxième ni- veau de l’exposition que la Maison de l’histoire européenne consacre à l’histoire du faux et de la contrefaçon (1), un jeu vidéo met sous pression. Il installe tout un chacun dans un contexte agissant comme une métaphore de la situation actuelle. A l’aide d’un joy-stick et de deux boutons, le visiteur est amené à dégommer les informations trompeuses parmi un flot ininterrompu de nouvelles variées qui défilent de haut en bas sur l’écran. Comme son nom le laisse présager, Fake Invaders simule Space Invaders, divertissement mythique créé en 1978 sur le principe du shoot them up (« tirez-leur dessus »). Bien entendu, comme dans la version originale, plus on joue longtemps, plus le rythme du défilement s’accélère.

Le faux est constitutif de notre être au monde, nous voulons être trompés pour pouvoir transcender notre quotidien, rêver.

Un premier message invite à une réaction: « Franky Zapata, inventeur français, est parvenu à traverser la Manche sur un flyboard à réaction qu’il avait lui-même conçu, en franchissant le Pas-de-Calais en à peine plus de vingt minutes. » Pas de doute, c’est vrai, on se souvient d’avoir vu passer un reportage sur le sujet. On laisse l’information poursuivre son chemin. Dans l’immédiate foulée, un autre texte fait son apparition: « Selon une nouvelle étude du gouvernement japonais, il y a probablement plus de robots que d’humains au Japon, en raison du faible taux de natalité. » Peu convaincant, même s’il est vrai que ce pays possède la population la plus âgée du monde. Du coup, feu à volonté. Bien joué, le certificat de décès de la notice nous confirme qu’il s’agit bien d’un fake.

Le Christ et la femme adultère (1942). Avec ce tableau, qu'il a fait passer pour un Vermeer, le faussaire Han van Meegeren a réussi à duper Hermann Göring.
Le Christ et la femme adultère (1942). Avec ce tableau, qu’il a fait passer pour un Vermeer, le faussaire Han van Meegeren a réussi à duper Hermann Göring.© Museum de Fundatie, The Netherlands

Cette infox est à peine explosée qu’il nous faut à nouveau prendre position sur l’intitulé suivant: « Des scientifiques de l’université de Gand expérimentent de la graisse de larves, en expliquant que l’utilisation de la graisse d’insectes est plus durable que la production laitière. » Zut, plus le temps de tergiverser, le bloc de texte est sur le point de franchir la ligne fatale. Dans le doute, on mitraille, on réfléchira après. Mauvais choix, c’était tout ce qu’il y a de plus vrai: des chercheurs belges sont bien en train de tester du beurre d’insectes. Gloups, une erreur sur trois assertions, pas glorieux pour un journaliste professionnel censé s’y connaître en matière de vrai et de faux. Il ne faut pas longtemps pour identifier l’endroit où blesse le bât. Le péché capital est d’avoir refusé les différentes contextualisations qui s’offraient à nous. Ainsi de celle qui consiste à solliciter une aide en cliquant sur la main en haut à droite de l’écran. Une telle action nous aurait permis de visualiser la source fiable de l’affirmation, à savoir l’agence de presse Reuters. Moralité? Quand il s’agit de distinguer le bon grain de l’ivraie, il ne faut jamais se laisser imposer un rythme.

Le faux fonctionne également à plein régime quand il s’agit de fonder les bases d’un pouvoir ou d’une nation.

Humain trop humain

Un petit objet anodin en apparence, parmi 200 pièces en provenance d’une trentaine d’institutions européennes, condense toute l’adresse dont l’être humain peut faire preuve quand il est question d’emmêler le vrai et le faux. Il s’agit de deux semelles en caoutchouc, reproduisant l’empreinte de pieds nus, qui ont été prêtées par l’Imperial War Museum de Londres. Attaché à des chaussures de combat, cet accessoire était utilisé par les troupes britanniques dans le Pacifique et en Asie du Sud-Est pour embrouiller les ennemis en leur faisant croire que la piste qu’ils avaient sous les yeux émanait forcément des populations locales. Le leurre est d’autant plus diabolique qu’il pouvait se fixer à l’envers du sens de la marche.

L'homme de Piltdown: une grossière falsification paléoanthropo- logique.
L’homme de Piltdown: une grossière falsification paléoanthropo- logique.© Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique/Bernard Fontanel, DEC

Cette ruse au carré est emblématique du parcours en quatre langues imaginé par les deux commissaires de l’exposition, Joanna Urbanek et Simina B?dic?. A travers une scénographie labyrinthique et la présence de nombreux miroirs qui compliquent un tracé chronologique remontant au IIIe siècle de notre ère (lorsque l’empereur romain Caracalla s’est employé à supprimer la trace de son frère qu’il avait fait assassiné), ces deux historiennes apportent la démonstration de la complexité de la notion de vérité. Notamment parce que l’être humain souhaite être dupé au plus profond de lui-même. Comme l’explique Simina B?dic?: « Le faux est constitutif de notre être au monde, nous voulons être trompés pour pouvoir transcender notre quotidien, rêver. Il est humain de croire à certaines contrefaçons. Le faux fonctionne également à plein régime quand il s’agit de fonder les bases d’un pouvoir ou d’une nation. Ces mythologies peuvent avoir des conséquences extrêmement dangereuses et néfastes. »

Le billet
Le billet « infalsifiable » de Roger Pfund (2012). La fabrication de fausse monnaie, comme de faux documents administratifs, remonte à la nuit des temps.© Musée de la Contrefaçon, Paris, France

Joanna Urbanek, quant à elle, s’arrête sur le cas de Han van Meegeren ( 1889-1947 ), dont est présenté l’étrange tableau Le Christ et la femme adultère ( 1942 ). « Il s’agit d’un faussaire néerlandais de grand talent. Il a d’abord été emprisonné pour collaboration parce que l’on pensait qu’il avait vendu un Vermeer aux nazis. Quand il a vu que les choses tournaient mal pour lui, il a été obligé de révéler que c’était un faux qu’il avait forgé de toutes pièces. Aux yeux de la population, il est passé du statut d’escroc à celui de héros ayant réussi à duper Hermann Göring, personnage honni s’il en est. »

Je voulais savoir pourquoi les gens nourrissaient une telle haine des Juifs.

Le grand mérite de Fake For Real est de donner à penser la fraude de façon non manichéenne à travers un nombre incalculable d’occurrences, qu’il s’agisse d’une grossière falsification paléo- anthropologique comme l’homme de Piltdown (dit aussi « homme du Sussex »), de contrefaçons mercantiles de vêtements de marque ou d’outils clandestins utilisés par des groupes de résistants pour forger de faux documents administratifs. Le tout revendique un tour optimiste qui dédramatise le fait que prendre des libertés avec le vrai n’a rien de nouveau et, surtout, que la vérité n’a rien d’une norme absolue. Rappelant par-là la « vertu » au sens où l’entendait le philosophe français Vladimir Jankélévitch. Pour ce dernier, un médecin se retranchant derrière ses obligations professionnelles en vue de dire la « vérité », par exemple une mort imminente, à la face d’un patient malade était un… monstre. Il y a une place pour le faux et le mensonge dans ce monde, à condition qu’ils procèdent d’une bienveillance réelle ou d’un amour véritable.

(1) Fake For Real. Une histoire du faux et de la contrefaçon: à la Maison de l’histoire européenne, à Bruxelles, jusqu’au 31 octobre.

Arthur Langerman possède la plus grande collection de dessins, d'affiches et d'objets antisémites en Europe.
Arthur Langerman possède la plus grande collection de dessins, d’affiches et d’objets antisémites en Europe.© BAS BOGAERTS

Crépuscule de la raison

A la façon d’un écho tragique à Fake For Real, l’exposition #FakeImages raconte le faux qui tue pour de vrai. L’horreur antisémite.

Lieu de mémoire à visiter impérativement, Kazerne Dossin lève le voile sur une exposition temporaire aussi didactique que bouleversante. Dès l’entrée, le regard se fixe sur des images en noir et blanc d’hommes, femmes, d’enfants. Des gens comme les autres? Bien entendu mais pour certains, quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, ceux-là sont et resteront des « Juifs », le mot est à comprendre comme une insulte dans leur bouche. Un peu plus loin, le parcours de #FakeImages donne à entendre un témoignage vidéo qui ébranle le visiteur. « Je voulais comprendre ce que les Juifs avaient fait de si mal pour être traités avec tant de cruauté. Je voulais savoir pourquoi les gens nourrissaient une telle haine des Juifs », raconte un septuagénaire au regard d’une incroyable douceur.

L’homme qui parle est Arthur Langerman, un rescapé de la Shoah dont les deux parents ont été déportés le 19 mai 1944 à Auschwitz-Birkenau, funeste camp de la mort d’où le père ne reviendra pas. Langerman fils, qui a eu la révélation de la radicalité du mal à l’oeuvre en suivant le procès Eichmann, événement à l’origine de son travail de collecte, possède la plus grande collection de dessins, d’affiches et d’objets antisémites en Europe (plus de 8 000 pièces – lire aussi Le Vif du 24 janvier 2019). C’est elle qui sert de matière première à cette exposition à la très efficace mise en scène trilingue qui entend déconstruire les mécanismes de l’antisémitisme et montrer les falsifications que celui-ci cache.

Une entreprise nécessaire mais pas gagnée pour autant tant ceux qui fabriquent la haine et le rejet ont le délire totalisant. « Derrière tout: le Juif » stipule un dessin ignoble réalisé par Bruno Hanich, un affichiste allemand en vue dès la fin des années 1930. Tout est dit, l’antisémite voit le « Juif » partout, à tel point qu’il « l’inventerait s’il n’existait pas », comme l’a écrit Sartre. La judaïté rime tant avec capitaliste qu’avec bolchevique, elle a partie liée avec l’Allemagne pour les uns, avec les Alliés pour les autres. Bref, où qu’il se trouve, le « Juif » est coupable à leurs yeux. Pour preuve, sa faute évolue et se transforme avec le temps, de religieuse – prétendu « déicide », abracadabrantesque profanation d’hosties – à politique – notamment les fameux « Protocoles des Sages de Sion », faux complot pour s’emparer du monde sur lequel revient également le Musée de l’histoire européenne à la faveur d’un dispositif ludique prouvant le caractère sans cesse résurgent de cette élucubration.

Posées à même le sol, une manière de leur refuser toute prétention esthétique, les représentations sélectionnées à même la collection d’ Arthur Langerman prouvent, et cela renvoie au propos de Fake For Real mais cette fois d’une manière effrayante, que la vérité importe peu. Qu’il s’agisse de Caran d’ Ache, de Philipp Rupprecht ou de Victor Lenepveu, ces crayons de la haine se sont trouvé un objet dont rien ne pourrait les détourner. L’insulte et l’ignominie avancent comme un rouleau compresseur aux contours viraux. Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose… #FakeImages: à la Kazerne Dossin, à Malines, jusqu’au 7 décembre.

Arthur Langerman possède la plus grande collection de dessins, d'affiches et d'objets antisémites en Europe.
Arthur Langerman possède la plus grande collection de dessins, d’affiches et d’objets antisémites en Europe.© BAS BOGAERTS

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