Le voile, la croix et la kippa

Interdites de cours dans leur collège de Creil, en France, parce qu’elles s’y étaient présentées en portant le voile, trois jeunes musulmanes suscitaient, voici treize ans, un de ces immenses débats capables d’embraser la République. L’Assemblée nationale elle-même se fit l’écho d’une polémique qui n’est sans doute pas épuisée aujourd’hui, tant sont vastes les questions autour de la laïcité, des droits de l’homme, de la liberté, de la tolérance et de la peur de l’autre.

Chez nous, ce débat sur l’acceptation ou l’interdiction du « foulard islamique » dans les écoles n’a jamais atteint une ampleur comparable. Pourtant, la question se pose aussi et elle ne laisse pas indifférent. Notre rubrique « Le Débat des lecteurs » en a largement témoigné ces dernières semaines, depuis que Pierre Hazette (MR), ministre de l’Enseignement secondaire, s’est déclaré en faveur de l’interdiction. Il le fit à l’occasion d’une visite dans un institut de Molenbeek et l’affaire a finalement débouché, le 16 mai dernier, sur une communication du chef du gouvernement de la Communauté française, Hervé Hasquin, coupant court à toutes velléités d’interdire. Ce qui devrait devenir une recommandation avant la prochaine rentrée scolaire stipule que « les manifestations de signes religieux doivent être acceptées tant qu’elles ne sont pas assimilables à du prosélytisme, ne résultent pas du fruit d’une pression subie et ne se heurtent pas à des principes essentiels tels que la mixité des cours ».

Les événements du 11 septembre et les images de femmes afghanes en burqa ne sont pas pour rien dans la résurgence du débat chez nous. Images de presse mais aussi images mentales qui nous ont peut-être amenés, malgré nous, à ne considérer le voile, le foulard ou le tchador que comme des marques de soumission ou d’intégrisme. Inacceptable dans les deux hypothèses.

Le débat, aujourd’hui, aurait beaucoup à gagner si l’on acceptait de se défaire, sans naïveté ni angélisme, des préjugés islamophobes nés du 11 septembre et si on en élargissait les termes. La question ne se limite pas, en effet, au voile et à l’école. Elle concerne tous les signes extérieurs d’adhésion à une religion ou à une communauté, et tous les comportements que cette adhésion peut inspirer en dehors des lieux privés et de culte. Sans doute faut-il distinguer nettement, à cet égard, la norme collective et la norme privée, pour les admettre toutes les deux et proclamer clairement la suprématie de la première sur la seconde. Lorsque des personnes se coiffent de la kippa juive ou du foulard musulman, ou qu’elles arborent la croix catholique, elles peuvent revendiquer une appartenance, observer une règle de pudeur ou exprimer une conviction. C’est leur entière liberté privée et la Convention européenne des droits de l’homme la leur reconnaît sans autres restrictions que celles, inscrites dans la loi, relevant de la sécurité, de l’ordre, de la santé, de la morale publique, des droits et libertés d’autrui. Pourquoi ce droit reconnu aux individus n’aurait-il plus cours une fois franchies les portes de l’école, de l’université, du bureau ou de l’atelier? Au nom de quelle crainte de la différence, de quelle difficulté à être soi-même ou de quelle croisade interdire le choix ostensible d’une appartenance spirituelle ou culturelle? L’exiger serait bien éloigné de la conception que nous avons des droits de l’homme.

En revanche, la norme collective ne saurait être soumise à la volonté de quiconque en particulier. Un programme d’enseignement, l’organisation d’examens, les règlements intérieurs d’un lieu de travail relèvent de cette sphère commune dont le respect est garant de l’égalité pour tous. Les cours d’éducation physique ou les séances de natation doivent donc être suivis par l’ensemble des élèves, de même qu’un horaire d’examen dans l’enseignement supérieur s’impose à tous les étudiants, qu’ils soient laïques, chrétiens, Témoins de Jéhovah, fidèles musulmans ou pratiquants juifs. Et, si certains ne peuvent se plier à l’organisation collective, mettant par-dessus tout la rigueur de leurs principes, ils doivent en assumer courageusement les conséquences, comme ces mormons partis, sans haine ni reproche, recommencer une année de médecine aux Etats-Unis pour n’avoir pas voulu passer un examen en Belgique un dimanche, jour de sabbat. C’est encore au nom de la règle commune -ce que le ministre Hasquin appelle des « motifs techniques »- que des stagiaires musulmanes sont priées de ne pas porter le voile en salle d’opération pour des raisons d’hygiène, ou que des photos d’identité doivent être prises tête découverte. Tant mieux si, dans ces lieux de vie en société, des aménagements sont possibles pour respecter le repos sacré de l’un ou le ramadan de l’autre. Mais ces accommodements ne sauraient être érigés en principe sans bouleverser l’organisation générale.

Doit-on, dans les mêmes conditions, admettre aussi le port du voile chez une enseignante ou une fonctionnaire de l’administration en contact avec le public? La question est plus délicate parce qu’elle touche à la fois les domaines privé et collectif. Ces personnes, dans leurs fonctions professionnelles, représentent en effet, pour une part, l’institution qui les emploie. Dès lors, il paraît cohérent d’adopter la règle de la neutralité, pourvu qu’elle ne devienne pas prétexte à un maccarthysme spirituel. En toute hypothèse, cette option évitera les crispations inutiles parmi les administrés et les tentations de prosélytisme au sein de la fonction publique. Mais le débat interpelle aussi notre propre capacité à partager des espaces multiculturels. A ce sujet, la réflexion de la sociologue Mina Bouselmati, auteur du récent Le voile contre l’intégrisme, mérite qu’on s’y attarde: le voile, dit-elle en substance, prend aussi sa signification dans le regard que nous lui portons…

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