Devant le mur de Berlin, le 11 novembre 1989. Un moment pour l'histoire... © sdp

Le violoncelliste et l’histoire

Il y a dix ans disparaissait Mstislav Rostropovitch. Portrait du plus grand violoncelliste du xxe siècle à l’occasion de la sortie d’un coffret événement.

La légende qui veut que Slava Rostropovitch soit né dans un étui de violoncelle est un peu exagérée. Il n’empêche : fils de musiciens, on l’avait placé – tout bébé – dans cet étui pour son premier portrait officiel. Qu’il s’agisse là de préscience ou d’un coup du hasard, en 1927, personne ne le sait. Plus tard, l’enfant montrera des prédispositions musicales tout à fait étonnantes, devenant un prodige du violoncelle, du piano puis de la composition et de la direction d’orchestre. Dire qu’il donna son premier concert à l’âge de 13 ans n’est pas peu édifiant, et aussi que le terrible conservatoire de Saint-Pétersbourg le pria de passer directement de la deuxième à la cinquième année d’études…

Quand, des années plus tard, Dmitri Chostakovitch compose son premier concerto pour violoncelle, son réflexe est d’offrir la partition à son dédicataire, Slava. La pièce est diabolique et injouable, et ses premières mesures – percussives, véhémentes, infernales – font partie des tubes de la musique du xxe siècle. Dès la seconde lecture, Chostakovitch installe un pupitre pour son ami, afin qu’il puisse déchiffrer la partition en l’explorant :  » Oh, ce n’est pas la peine, répond poliment le jeune génie, nous l’avons déjà lue hier, maintenant elle est dans ma tête pour toujours.  » Chostakovitch n’en revient pas, mais Rostropovitch a déjà mémorisé ces milliers de notes, curieusement agencées. Dix ans après sa mort (le 27 avril 2007), Warner célèbre sa carrière dans un coffret à l’image de son parcours : monumental.

Faire le mur

Un musicien classique n’entre jamais dans l’inconscient collectif grâce à sa seule aura. Il faut que le talent, quelque part, s’inscrive dans un mythe plus vaste. Rostropovitch, en plus d’avoir été le plus grand violoncelliste du xxe siècle, en aura aussi partagé les souffrances les plus vives. Lui, l’artiste officiel du régime, couvert de médailles et de distinctions, faisant imprudemment l’apologie du romancier dissident Alexandre Soljenitsyne et se retrouvant apatride presque du jour au lendemain. Honni par l’appareil soviétique qui l’avait pourtant porté aux nues et devenant, malgré lui, l’exilé le plus célèbre d’URSS.

Alors que son coeur est resté dans sa datcha, celui qui est l’ami intime de Prokofiev et Britten fait cent fois le tour du monde ; des tournées de concert épiques et haletantes, où la perfection technique, un sens inné de la ligne musicale et une constitution insubmersible font l’admiration des foules. Petit à petit, l’Union soviétique de Gorbatchev, puis la Russie d’Eltsine et de Poutine lui rouvriront leurs bras. Accolades qu’il accepta prudemment, avant de devenir l’intime de Vladimir Poutine, qui le décore lors de son 80e anniversaire.

L’image que le monde retient de Rostropovitch est celle de ce grand homme chauve, posé sur une chaise de plastique et jouant les Suites de Bach devant le mur de Berlin qu’on détruit. Nous sommes le 11 novembre 1989, le virtuose a entendu que le mur tombait, il a demandé à un ami – patron de Danone – de lui prêter son avion privé et il s’est précipité vers Checkpoint Charlie pour y jouer devant une foule de plus en plus nombreuse. Les télévisions du monde entier, des centaines de photographes immortalisent l’instant. Plus tard, on parlera d’un formidable coup de pub ; oubliant que pour Slava, ce mur n’avait pas été une vague incarnation des déchirures politiques de son temps, mais une métaphore très personnelle du schisme qui l’habitait depuis toujours. Sous cette muraille de gravats, dont les pans tombaient obstinément sur des dizaines de kilomètres, les larmes et le sang d’hommes et de femmes et, lui, l’exilé apatride, un peu moins apatride qu’hier, jouant Bach en versant de chaudes larmes, pour l’histoire et pour l’humanité.

Par Camille de Rijck

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