Le Vatican vient à la grand-messe

Pour la première fois de son histoire, le Saint-Siège participe à la manifestation phare de l’art contemporain. Ce n’est pas le genre d’endroit où il était attendu. Renouer le dialogue avec les papes de la création ? Un sacré défi.

Mardi 14 mai. Rendez-vous via della Conciliazione, à Rome, dans la salle de presse du Vatican. La basilique Saint-Pierre est à deux pas. En cette fin de matinée, le parvis est déjà envahi par des hordes de touristes et de pèlerins. Du côté des journalistes, c’est l’effervescence des grands jours. Comme pour chaque communication importante, tous les médias italiens sont présents, ainsi que les agences internationales et quelques magazines étrangers. Ici même fut annoncée la retraite du pape Benoît XVI. L’heure est moins importante, mais tout aussi solennelle. Car l’événement dont il va être question est très attendu.

Il s’agit de la participation du Saint-Siège à la Biennale de Venise, dont la 55e édition ouvre ses portes le 1er juin (lire aussi en p. 74). L’Etat de la Cité du Vatican figure parmi les 88 pays qui prendront part à cette grand-messe de l’art contemporain. Du jamais-vu. Depuis la création de la manifestation, en 1895, c’est en effet la première fois que le Saint-Siège a son pavillon, le padiglione della Santa Sede, dans lequel il présentera, comme tous les autres pays, ses propres artistes. A la tribune se tient le cardinal Gianfranco Ravasi, président du Conseil pontifical pour la culture, autrement dit le ministre de la Culture du Vatican. La présence du Saint-Siège à Venise, c’est son idée. A ses côtés, plusieurs personnalités, dont Antonio Paolucci, directeur des Musées du Vatican, et Paolo Baratta, patron de la Biennale. Dans les esprits, les mêmes questions reviennent : qui sont les artistes retenus ? Quelles raisons ont poussé le Vatican à se lancer dans l’aventure ?

L’annonce de cette participation n’est pas tout à fait une surprise. Elle avait déjà fait l’objet de rumeurs lors des éditions précédentes, en 2009, puis en 2011. Mais rien ne s’était concrétisé et, pour tout dire, nul n’y croyait vraiment. Car la Biennale est bien le dernier endroit où l’on imagine la présence du Saint-Siège. Que peut-il donc bien vouloir faire dans cette Mecque de l’art contemporain ? Ces dernières années, la manifestation est devenue aussi chic que le Festival de Cannes, fréquentée par le gotha des collectionneurs, marchands et conservateurs. Elle a surtout confirmé par les pièces exposées, peu soucieuses de bienséance, que religion et art font difficilement bon ménage. Les autorités ecclésiastiques ne se sont d’ailleurs jamais privées de stigmatiser ses excès. Et certaines  » affaires  » enveniment régulièrement les relations entre les deux parties. Ces dernières années, certaines oeuvres ont offensé une partie de la communauté chrétienne, tels Piss Christ, de l’Américain Andres Serrano, photo mettant en scène un crucifix plongé dans un bol d’urine ou La Nona Ora, de l’Italien Maurizio Cattelan, sculpture de cire représentant en grandeur réelle Jean-Paul II terrassé par une météorite. La Renaissance, époque où papes et artistes travaillaient main dans la main, semble décidément bien révolue. Mais c’est à cette tradition qu’il faudrait revenir, affirme Antonio Paolucci. A ce moment, il y a cinq cents ans, où  » le pape Jules II confiait à Michel-Ange le plafond de la chapelle Sixtine et, à quelques mètres de là, la décoration de ses appartements à Raphaël « .

Pour l’heure, nous en sommes loin. Les relations entre l’un et l’autre traduisent un malaise profond. Au fil des époques, les liens entre l’Eglise et la société se sont distendus. Les tragédies qui ont déchiré le xxe siècle ont accentué le déclin de la religiosité. Et les artistes ont poursuivi leur chemin, jusqu’à ce  » divorce  » que déplore aujourd’hui le cardinal Ravasi et qu’il aimerait  » raccommoder « . Depuis sa nomination, par Benoît XVI, en 2007, il n’a cessé de prôner l’ouverture de l’Eglise au monde contemporain. D’où sa sensibilité à la situation actuelle.  » Il est nécessaire de renouer le dialogue entre les artistes et la foi « , martèle-t-il en ce 14 mai. Avant lui, Paul VI et Jean-Paul II avaient déjà tenté une réconciliation. Le premier, en inaugurant, en 1973, le département d’art moderne religieux des musées du Vatican, constitué de donations de tableaux de Gauguin, de Van Gogh ou de Chagall. Le second, en rédigeant, en 1999, une  » Lettre aux artistes  » dans laquelle il rappelait la nécessité d’une  » alliance féconde « . Mais c’est sous Benoît XVI que la stratégie s’est affirmée.  » L’art contemporain est au centre de nos intérêts, car il est l’expression la plus importante de ces dernières décennies « , explique le cardinal. Sur ses conseils, le pape mène, en 2009, une opération séduction, recevant, dans la chapelle Sixtine, quelque 300 créateurs de tous horizons, plasticiens, musiciens, chorégraphes…

La participation la plus symbolique

Deux ans plus tard, une exposition d’art contemporain est organisée au Vatican, célébrant les 60 ans de l’ordination de Joseph Ratzinger. Et voici maintenant la Biennale. Le cardinal ne le reconnaît pas, mais cette participation apparaît, parmi les actions menées, comme la plus symbolique. Parce que la manifestation vénitienne, qu’arpenteront des dizaines de milliers de visiteurs, constitue une formidable caisse de résonance. Sans aucun doute, le padiglione della Santa Sede sera l’un de ceux qui, pendant l’été, aiguiseront le plus la curiosité. Et peut-être les polémiques. L’accostage du Bon Dieu en bordure de lagune indisposera-t-il certains esprits ?  » Après tout, juge Fabrice Bousteau, directeur de Beaux Arts Magazine, le nombre des pays participants s’est développé ces dernières années, pourquoi l’Eglise n’aurait-elle pas aussi sa place ?  » Une opinion largement partagée dans le milieu de l’art.

Une douzaine d’artistes démarchés

Le Saint-Siège a donc lancé un appel à une douzaine d’artistes. Comme on pouvait s’en douter, les plus sulfureux n’ont pas été contactés. Les quelques rares artistes dont les noms avaient filtré, le vidéaste américain Bill Viola ou le plasticien indo-britannique Anish Kapoor, n’appartiennent pas non plus à la sélection finale, le premier ayant décliné l’invitation en raison d’un agenda trop chargé, le second n’ayant pas donné suite à la proposition.  » On ne leur a pas demandé de faire des crucifix ou des madones, plaisante le cardinal Ravasi. Cette exposition n’a rien de liturgique.  » Au grand dam, peut-être, de certains croyants traditionalistes.

Un thème, néanmoins, a été imposé : les 11 premiers chapitres de la Bible, la Genèse, source d’inspiration de nombreux peintres du passé. Finalement, trois noms ont été retenus. Et c’est à eux que le Saint-Siège a passé commande, dans la pure tradition : le photographe tchèque Josef Koudelka, célèbre pour ses clichés de l’invasion soviétique à Prague, en 1968, le Studio Azzurro, groupe de trois Milanais dont le travail repose sur la vidéo, et l’Australien naturalisé américain Lawrence Carroll, un peintre proche de l’arte povera. Le texte a été laissé à leur libre interprétation.  » Il y est question de la condition humaine, du mystère des origines, du chaos, de la destruction, du bien, du mal… Qu’on soit croyant, agnostique ou athée, il parle à tout le monde « , commente Antonio Paolucci.  » L’enjeu de cette Biennale n’est pas seulement une réconciliation avec les artistes mais avec la société « , estime Fabio Cirifino, l’un des membres du Studio Azzurro, présent lors de la conférence. Vaste programme.

Dans la salle, les exposés des intervenants ont été accueillis avec curiosité. Pour les critiques, il faudra encore attendre. Car de rares photos des oeuvres sélectionnées ont été projetées ; trop peu pour se faire une opinion. Le financement de l’opération a en revanche suscité quelques interrogations. Des rumeurs récentes faisaient état d’une dépense de plusieurs millions d’euros. Le Saint-Siège y a opposé un démenti formel. Le coût du pavillon – 750 000 euros – sera intégralement pris en charge par le mécénat. Paolo Baratta, qui suit le dossier depuis le début, qualifie cette initiative d' » acte de courage « . Le cardinal reste pour sa part modeste :  » C’est un germe, et pas encore un arbre, un rodage, le commencement d’un parcours « , affirme-t-il en cherchant ses mots.

On ne sait si les trois heureux élus seront les Michel-Ange du IIIe millénaire, mais la commande dont on les a honorés devrait marquer un renouveau. Leurs oeuvres ne seront pas accrochées dans les lieux de culte mais viendront pour partie enrichir les collections des musées du Vatican. Et le cardinal espère ne pas s’arrêter en chemin. Il aimerait que le Saint-Siège poursuive son aventure vénitienne, tout comme il envisage sa participation à l’Exposition universelle de Milan, en 2015. Benoît XVI étant à la retraite, c’est le pape François qui en décidera, et il n’a pas encore eu l’occasion de donner son avis. A la Biennale, le padiglione della Santa Sede est situé juste à côté du pavillon de l’Argentine. Un hasard, car son emplacement a été décidé de longue date. Mais certains veulent y voir un heureux présage.

Biennale de Venise. Du 1er juin au 24 novembre.

ANNICK COLONNA-CESARI

 » On ne leur a pas demandé de faire des crucifix ou des madones « , plaisante le cardinal Ravasi

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