Le territoire wallon est un gruyère économique

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Exclusif. L’économiste Bruno Colmant a rédigé une étude à l’intention du président du PS, Paul Magnette. Sa conclusion est sans appel : l’absence de lien entre la politique d’aménagement du territoire et le développement régional est un désastre.

(1) Retrouvez la carte du Schéma de développement de l’espace régional sur levif.be. Datant de 1999, elle reste une référence.

Ce n’est en soi pas banal. L’économiste Bruno Colmant, membre de l’Académie royale, professeur à l’UCL et à la Vlerick School, ancien chef de cabinet de Didier Reynders et ex-patron de la Bourse de Bruxelles, a mené gracieusement une étude pour Paul Magnette, président du PS et bourgmestre de Charleroi. Aujourd’hui actif au sein du bureau de consultance Roland Berger, Bruno Colmant estime qu’il s’agit là d’une  » contribution à la société « .

L’étude en question, dont Le Vif/L’Express révèle en exclusivité le contenu, concerne l’aménagement du territoire en Wallonie, et plus précisément son lien avec le développement économique régional. Un sujet brûlant à l’heure où le gouvernement wallon termine, dans la douleur et les divisions idéologiques, la réforme du Cwatupe, le Code wallon de l’aménagement du territoire. Point de friction principal : la mise à disposition rapide de nouveaux terrains économiques.

Le constat de Bruno Colmant, qui a mené l’étude comparant le système wallon avec ceux d’autres pays et régions dont la Flandre, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Angleterre et les Etats-Unis, est sans appel :  » Il y a urgence à repenser la géographie économique de la Wallonie, c’est une notion dont on ne mesure pas assez l’importance du côté francophone. En Flandre, par exemple, il y a une vraie réflexion à ce sujet. Il y a deux pôles prioritaires pour les activités économiques, Anvers et Gand, mais également 11 sous-régions privilégiées pour l’installation de zonings industriels. Elles couvrent tout le territoire régional. C’est une vision centralisée. Chez nous, rien de tout cela… On a de grands trous dans le fromage.  » La Flandre, ajoute-t-il, possède une politique de la Ville performante.

Une gestion  » plus directive  »

Une telle réflexion est fondamentale parce que la Wallonie est plus enclavée que la Flandre qui elle-même possède une plus forte densité de population, l’accès à la mer et Anvers. Or, fustige l’économiste :  » La Wallonie n’a pas une politique d’aménagement du territoire suffisamment robuste. C’est le résultat d’un éclatement en deux pôles industriels (Charleroi et Liège) insuffisamment reliés par la dorsale wallonne et un axe Bruxelles-Namur-Arlon qui est trop allongé géographiquement.  »

En 2007 déjà, une géographe et un économiste de l’UCL, Isabelle Thomas et Jacques-François Thisse, avaient jeté un fameux pavé dans la mare en publiant une série de cartes (voir ci-dessus et en pages 42 et 43) dont ils tiraient trois conclusions similaires à celles de l’étude de Bruno Colmant. Un : Bruxelles est le pôle de richesse numéro un sur lequel la Wallonie doit miser son redéveloppement. Deux : ce redéploiement wallon passe par une ligne qui relie précisément Bruxelles à un autre pôle, Luxembourg et Arlon, avec sur le chemin de l’E411 des relais importants que sont les universités de Louvain-la-Neuve, Gembloux et Namur. Trois : si Liège progresse, le Hainaut demeure hors jeu et, surtout, les anciens bassins industriels restent à l’écart du renouveau. Une métaphore du mal wallon et de ses concurrences néfastes, même si la situation évolue peu à peu grâce aux effets des plans Marshall et Marshall 2.vert.

Pour remédier à cette situation, Bruno Colmant suggère une série de réformes. Tout d’abord, le projet régional doit être plus directif, plus énergique dans sa coordination et plus cohérent dans sa liaison entre la politique d’aménagement du territoire et la gestion de l’économie.  » Cela semble justifier l’existence d’organes centraux de concertation et de coordination, de préférence indépendant.  » Ensuite,  » il faut repenser la politique d’aménagement avec des écosystèmes qui relient l’entreprise et l’enseignement dans un partenariat privé-public. Un bel exemple, c’est le redéploiement réussi de Charleroi qui crée des centres d’expertise autour de son aéroport « . C’est d’ailleurs sur la base de ce constat que Bruno Colmant a mené ce travail d’enquête à l’intention de Paul Magnette.  » Je l’ai rencontré, nous en avons parlé. Je lui ai dit que cette idée était intelligente en lui proposant de mener l’étude plus loin.  »

L’autre clé pour l’avenir, selon Bruno Colmant,  » c’est d’avoir des synergies supra-communales, c’est-à-dire le regroupement de plusieurs communes qui spécialise les entreprises selon les voies de communication « . L’horizon fixé : 2022 et au-delà. Une réflexion qui tient compte de la défédéralisation accrue de la gestion de la Belgique, de la régionalisation croissante des compétences mais aussi de l’émergence de pôles économiques qu’il baptise  » nouveau Moyen Age « . Il s’agit de tenir compte du fait que les relations sont aujourd’hui recomposées dans la perspective européenne. Liège a davantage de liens avec Aix-la-Chapelle et Maastricht, Arlon avec Luxembourg, Tournai avec Lille… L’Union européenne ne possède certes à ce jour aucune compétence en matière d’aménagement du territoire. Mais, constate-t-il,  » elle a une influence sur l’aménagement via la dimension spatiale de la politique régionale européenne et l’utilisation des fonds structurels « , qui viennent en aide à certains régions moins développées.

Dans cette étude, les références viennent donc d’ailleurs. Aux Pays-Bas, une large autonomie est octroyée au niveau local mais le niveau administratif supérieur intervient lorsque  » des intérêts supérieurs sont en jeu « . En France, la Datar (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) permet une plus grande coopération entre les différents ministères ainsi qu' » un pilotage de projets nationaux et un suivi des projets locaux « . Le ministre du Redéploiement industriel, Arnaud Montebourg, a récemment lancé un programme ambitieux visant à relocaliser l’activité industrielle de 300 entreprises. C’est dire l’enjeu…

Tous nos voisins donnent davantage à l’aménagement du territoire  » une mission de soutien au développement économique régional « . Précisément ce que certains socialistes reprochent actuellement à leurs partenaires écologistes dans le cadre de la réforme du Cwatupe. Et ce même si le ministre-président wallon Rudy Demotte confiait au Vif/ L’Express (voir notre édition du 29 mars dernier) que ce blocage pourrait prochainement être dépassé.

Une vision  » totalement dépassée  »

Bernadette Mérenne, professeur de géographie économique à l’Université de Liège, a contribué à l’étude réalisée par Bruno Colmant. Grande spécialiste de la question, elle s’indigne :  » Cela fait vingt ans que je dis qu’il faut davantage de lien entre l’aménagement du territoire et le développement économique régional. Je me souviens avoir déjà participé à un colloque sur la question en 1985, à Paris, où l’on évoquait cette nécessité. J’étais gênée de notre vision wallonne qui consiste seulement à optimaliser la localisation des projets sans se poser plus de questions. Et depuis cette époque, pratiquement rien n’a changé. C’est une vision totalement dépassée héritée de l’après-Seconde Guerre mondiale, quand il s’agissait de reconstruire un pays dévasté.  »

La seule tentative de raisonner de façon plus stratégique, estime Bernadette Mérenne, date du Schéma de développement de l’espace régional (SDER) de 1999 (1). Une carte assez précise avait alors été élaborée.  » Mais ce schéma n’avait aucun effet contraignant. Et dans le projet de révision du SDER actuellement à l’étude, il n’y a aucune carte !  » Pour le reste, le plan Marshall a généré les pôles de compétitivité, dont la mission est de développer des synergies entre entreprises et formation.  » C’est une bonne chose. Mais ce ne sont pas ces pôles qui vont résoudre les problèmes de cohérence. Il n’y pas de réflexion complémentaire sur le fait que les besoins économiques sont différents selon les sous-régions. On n’a pas suffisamment géré la nécessaire transition des bassins industriels, par exemple. Et il faut définitivement comprendre que le développement économique, c’est une certitude, ne se fait pas au niveau des communes, qui restent très fortes chez nous !  » Sa conclusion, cinglante :  » Le mal wallon du saupoudrage n’a pas disparu.  »

OLIVIER MOUTON

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